La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

mardi 26 novembre 2013

Beauté méditerranéenne


Le MuCEM, Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, joyau consacré de Marseille Capitale de la culture 2013, est une prouesse technique française. Cocorico ! Œuvre de l'architecte Rudy Riccioti, secondé par une armada d'ingénieurs, il est en même temps un lieu d'exposition, intime et tamisé, un espace audiovisuel, un restaurant, une médinathèque dédiée aux enfants, un auditorium, une librairie, un lieu de promenade et de rêverie ouvert sur la mer et les embruns.

Coursives plongées dans la pénombre et trouées soudain d'éclairs fulgurants de soleil et d'eau, patio abrité, clairière ceinturée d'arches d'inspiration mauresque, habillées d'une résille de béton, moucharabieh tentaculaire qui isole de la lumière extérieure tout en laissant passer le regard, passerelles tendues comme des nerfs à vif sur le vide éblouissant. Le musée propose plusieurs entrées, et l'arrivée par le fort Saint-Jean, restauré, et ses espaces de découvertes en libre accès, est certainement la plus ludique et la plus enivrante. Espace de déambulation qui bouscule les sens, sollicite le visiteur dans un contact physique avec les matériaux, la pierre, le verre, le métal oxydé, et résonne dans son corps lors de l'effort dans l'ascension vers le toit, contre le vent, et dans la descente en pente douce. Chemins de ronde, terrasse promontoire où les transats de bois incurvés invitent à la paresse, jardins et parcours botaniques de plantes de la Méditerranée, orangers, myrtes, figuiers, aromates. Froisser entre ses doigts la marjolaine de Chypre et la santoline petit cyprès, s'en mettre plein le pif, et sourire devant les plants de thym à pilosité variable.


Architecture sentinelle prodigue en points de vue, le fort saint-Jean offre des panoramas époustouflants sur la ville, restructurée, harmonisée, un diaporama touristique trois étoiles qui renouvelle le regard et magnifie les antiques icônes marseillaises et les nouvelles, la tour carrée du Roi René, construite au XVe siècle, gardienne impassible de l'entrée du port, le fort et ses bâtiments, tout de pierre blonde, presque délicat et rosissant dans la lumière qui dissout sa masse imposante, l'entrée du vieux-port, aigüe et resserrée, dissuadant toute approche, la Bonne-Mère glorieuse sur son piédestal, identité marseillaise toutes confessions confondues, la Major et ses rayures néo-byzantine qui gagne en majesté, la Villa 
Méditerranée et son large déport, architecture équilibriste, au bord de la culbute, et la mer, l'horizon immense, l'air revigorant qui souffle l'appel du large. Sensations fortes, exaltation d'un horizon libéré, vertiges, reflets hypnotiques, âpreté et majesté d'une situation exceptionnelle, le patrimoine ancien est relié d'un seul trait de béton noir au cœur du musée, passerelle qui nous dépose dans la cour intérieure, sas de décompression avant la plongée dans l'atmosphère intérieure feutrée, mate, et propice à la concentration.

Le MuCEM est un volume fermé, un cube transparent qui pourtant respire, prend l'air et la lumière. Minéral, végétal, organique, aquatique, matrice protectrice et poste d'observation, il semble lui aussi, comme l'architecture ancienne, posté en vigie à l'entrée du port. Musculeux et tout en nerfs, tendu de haubans qui semblent disputer au mistral sa voile écarquillée de mailles aplaties, il résiste en poussées, tensions et compressions, et réussit un équilibre magique entre la force, l'élasticité, la transparence, la densité, la hardiesse, et la grâce. Le Mucem mélange les genres, joue de l'illusion et du trompe-l'oeil, le béton teinté prend l'apparence de l'acier, et file doux et satiné sous la main qui le caresse, la résille contient et dissimule le volume comme un filet de camouflage géant qui, vu du dessus, tisse un réseau de vaguelettes étales à nos pieds, rejoignant la surface de la mer au loin, défie l'apesanteur avec de miraculeuses passerelles suspendues (la plus longue enjambe hardiment la mer sur 100 mètres de longueur). La beauté et la plus haute technicité réunies, sans que l'une la dispute à l'autre, sans arrogance, sans démonstration appuyée, la virtuosité anoblie par la générosité.

L'exposition temporaire, Le Noir et le bleu, un rêve méditerranéen, raconte les représentations, les jeux de miroir, le côté pile et le côté face, l'envers et l'endroit de la civilisation sur les rives de la belle bleue, dont la couleur vire au noir, plongée dans les ténèbres de l'Histoire. En ouverture, une toile de Joan Miro, Bleu II 1961, surface d'azur infini, zébré d'un rouge vibrant, ponctué de cercles noirs, comme autant de points de tensions, de points de suspension sur un avenir en devenir, pierres d'un gué proposant la traversée, et une série de gravures de Goya, Les désastres de la guerre, sombres et désespérées.

 
Si l'exposition n'est pas strictement chronologique, le parcours commence au XVIIIe siècle et se poursuit jusqu'à nos jours, Marseille et Istanbul, capitale puissante de l'Empire ottoman, entretenant alors des liens commerciaux prospères, les navires sillonnant la mer avec de riches cargaisons mais aussi des épidémies malignes, la peste et le choléra.
Le XIXe siècle est une période intense dans la découverte de la Méditerranée. L'histoire et les représentations s'écrivent au fil des conquêtes militaires, initiées par Napoléon. Enjeux économiques, mission civilisatrice, Bonaparte pose sur les portraits officiels comme le glorieux libérateur de l'Egypte. Les figures de la colonisation en Algérie, des deux côtés du miroir, l'utopie saint-simonienne, qui porte les idées de progrès social et scientifique pour promouvoir la paix et l'égalité des peuples en Méditerranée, le projet de civilisation de Méhémet Ali, qui prend le pouvoir en Egypte après le départ des troupes de Bonaparte en 1801, et crée un état indépendant, puissant et industrialisé. Peu à peu, la valorisation de la Méditerranée comme civilisation s'impose, grâce aux études scientifiques, aux géographes, botanistes, et autres savants voyageurs, aux artistes et aux intellectuels qui redécouvrent l'idéal de la beauté de l'Antiquité classique. La Méditerranée devient un lieu de commerce et d'échanges intenses, intellectuels, politiques, artistiques, le tourisme se développe grâce aux bateaux à vapeur, le canal de Suez relie l'Orient à l'Occident. A la fin du siècle, et jusqu'en 1930, le rêve bleu d'une Méditerranée universelle s'impose chez les intellectuels et dans le monde de l'art, bientôt troublé par la montée du fascisme.
Au XXe siècle, le noir et le bleu se succèdent, dans les convulsions de l'histoire.
Mussolini accède au pouvoir en 1922 et affirme son rêve de domination et de démesure en occupant la Libye. Les premiers sursauts des peuples opprimés préfigurent les luttes contre l'occupation coloniale qui vont suivre. La Méditerranée sombre dans le chaos : Smyrne en 1922, Barcelone en 1939, Marseille en 1943, Sétif en 1945, puis Jérusalem, Suez, et Alger en 1962 basculent tour à tour dans la violence et le fracas des armes. Quarante années de ténèbres, mais le bleu refait surface, grâce aux études des ethnologues et aux artistes qui explorent et revendiquent une nouvelle sensibilité méditerranéenne.
La fin du parcours illustre le développement de la Méditerranée comme destination touristique majeure dans le monde à partir des années 60. Solaire, sensuelle, joyeuse, la civilisation des loisirs cotoie une autre réalité, ténébreuse, ramifiée, vénéneuse, celle de la mafia, de la spéculation immobilière, des règlements de compte sanglants, de la terreur. Les années 80 et 90 s'enfoncent dans la noirceur, évoquant les guerres civiles, l'obscurantisme politique et religieux à travers quatre villes emblématiques, Beyrouth, Alger, Sarajevo et Jérusalem.
La Méditerranée d'aujourd'hui est devenue une frontière, passage vers un monde meilleur, un cimetière pour des milliers de migrants clandestins qui tentent au péril de leur vie de rejoindre leur rêve.
Bleu azur, noir d'encre, la Méditerranée n'en finit pas de passer de l'espoir à la tragédie, de l'ombre à la lumière... l'exposition se termine sur un avenir qui reste à écrire, avec une proposition de l'artiste Michelangelo Pistoletto pour promouvoir une politique inter-méditerranéenne avec un parlement culturel... Autour de sa table miroir, qui dessine les contours du bassin méditerranéen, entourée de chaises dissemblables qui invitent les différences à s'asseoir, les vidéos des révolutions arabes et des mouvements des Indignés clignotent dans le noir. Projeter un espace commun, orient et occident mêlés, réconciliés. Rêver du bleu, obstinément, pour inventer une nouvelle histoire.


Au Bazar du genre, autre exposition temporaire du moment, explore les rôles dévolus en Méditerranée à chacun des sexes, selon un ordre bien établi par la famille, la religion, l'Etat, favorisant la domination masculine. Elle fait la part belle, colorée, exubérante et souvent drôle, à la contestation, au refus des normes établies, au mélange des genres, aux revendications des femmes pour leurs droits, à celles des minorités sexuelles, aux aspirations contemporaines à choisir librement ses amours et sa vie. J'ai pensé pendant toute ma visite de l'exposition à Judith Butler, grande prêtresse subversive des gender studies, qui distingue le sexe, biologique, le genre, social, et le désir.



François Beaune, dans un joli livre intitulé La Lune dans le puits aux Éditions Verticales, a recueilli les histoires vraies d'hommes et de femmes vivant en Méditerranée, traces sensibles, voix mêlées de ce qu'il nomme un individu collectif, à tous les âges de la vie, parmi lesquelles l'auteur s'inscrit en italiques, avec son propre récit. Le MuCEM poursuit la collecte sur son site www.histoiresvraies.net, bibliothèque numérique de la mémoire collective, qui archive à ce jour plus de mille histoires à partager.

mercredi 20 novembre 2013

Green goodbye

A dix minutes à peine de Sarrebruck, en Allemagne, s'étend une immense forêt, l'Altenkessel. Elle pousse en liberté, depuis 1995 aucun arbre n'est plus abattu. Les souches abandonnées sur la mousse nourrissent la végétation et les insectes, la chasse est interdite, et sans l'intervention de l'homme, la forêt se régénère seule, en toute tranquillité. Cette nature rendue à l'état sauvage, qui fait la joie des promeneurs, est le résultat d'une rupture radicale avec la culture intensive pratiquée aveuglément pour des raisons économiques, au mépris de la protection de l'homme et de la planète.
Des milliers d'hectares ont ainsi été recouverts avec une unique variété d'arbres à croissance rapide. Les sols se sont appauvris, les arbres se sont anémiés, et les tempêtes ont eu raison de ces plantations raisonnées, sélectives et fragiles. Les erreurs peuvent être sources d'enseignement, et la nature encouragée, protégée, a maintenant repris ses droits. L'homme peut retrouver le lien sacré qui l'unit à la forêt, tour à tour matrice enveloppante, protectrice, maternelle, symbole de l'inconscient crépusculaire et insondable, habité de peurs, de fantasmes et de désirs, et espace privilégié initiatique pour la découverte de soi. Dans les contes, les personnages se perdent dans la forêt enchevêtrée, traversent ce qu'ils croient connaître d'eux-mêmes, affrontent les dragons de leurs angoisses, et découvrent la clef de leur mystère, dans une clairière lumineuse tapissée de mousse.
La forêt est le lieu de l'ambivalence, de la coexistence du bien et du mal. Animée de forces bénéfiques, elle est peuplée de génies bienfaisants, lutins, fées diaphanes, elfes gracieux et faunes gambadants, magiciens et enchanteurs. Sauvage, sombre, inquiétante, elle cache des êtres velus, farouches et infréquentables, satyres, sylvains et diablotins, et abrite les sabbats frénétiques de sorcières chevauchant leurs balais dans la lueur blême de la lune. Dans la culture scandinave, germanique et celte, la forêt est le temple originel qui abrite les esprits des bois. Les druides officiaient sous les grands arbres qui étaient vénérés, et des aires sauvages, bordées de pierres, marquaient les lieux de culte. Les cathédrales, voûtes de pierre érigées vers le ciel, aux piliers sculptés de motifs végétaux, sont les réminiscences des premiers temples naturels païens. A la période de Noël, avec le sapin, ancien symbole du renouveau de la vie après le solstice d'hiver, un peu de la grande forêt sacrée pénètre dans la maison et embaume.
Territoire enchanté, lieu de la marge, de l'exclusion et du refuge (au Moyen-Âge, la forêt abrite tous les exclus, volontaires ou pas, les fous, les proscrits, les brigands de petits et grands chemins, les ermites, les lépreux, et les persécutés de tout bord) aujourd'hui les bois sauvages réactivent le lien effiloché de l'homme avec la nature, dilatent son monde intérieur aux dimensions du cosmos, et rendent aux arbres leur identité de gardiens de la terre qui régénèrent notre être tout entier. Les Japonais le savent, qui pratiquent le shinrin-yoku, ou bain de forêt.
Comme toute créature au monde, l'arbre a son rôle unique. Investi d'une mission bienveillante, il protège toute forme de vie. Épiderme sensible de la planète, poumon végétal, il catalyse l'énergie entre le ciel et la terre. Compassionnel, il fait don de son ombre bienfaisante, abrite les oiseaux, attire les pluies, régule la pousse des végétaux alentour. Majestueux, il incarne les valeurs de force, de calme et d'harmonie, de sagesse, de générosité. Les Celtes et les Germains étaient enterrés au pied des arbres et cette tradition retrouve des adeptes de nos jours, en Allemagne, en Angleterre, et plus timidement en France.

Dans la forêt de l'Altenkessel, le Friedwald est un espace de sépultures forestières. Au pied d'un arbre loué pour une durée de 10, 30 ou 99 ans, les urnes biodégradables des défunts sont enfouies au cœur des racines. Une petite plaque apposée sur le tronc signale l'identité de ceux qui reposent tranquillement sous la ramure.
Alternative écologique, solution poétique à la pénurie d'emplacements dans les cimetières des zones urbanisées soumises à la pression foncière, le jardin de mémoire champêtre séduit les amoureux de la nature.



Pour ceux qui refusent une niche sévère de pierre inerte et glacée comme dernière demeure, et qui ne sont pas davantage conquis par la dispersion des cendres de leurs défunts dans une bourrasque brutale et discourtoise, le cimetière forestier offre une sépulture plus digne et consolante. Dans le golfe du Morbihan, sur les rives de la rivière du Bono, s'étend en pente douce un jardin planté d'arbres et de fleurs. Chaque famille est propriétaire de son arbre, dont elle peut choisir l'essence, et installer à sa guise un petit autel à la mémoire des chers disparus. Plantations, galets et coquillages, objets chargés de sentiments, le pied de l'arbre devient le petit espace organisé du
souvenir et du recueillement, où s'exerce librement la créativité et la tendresse des vivants. L'arbre abrite, protège la mémoire, prolonge la vie du disparu, transforme la perte en présence vivante et sensible. Lieu ouvert aux promenades en famille, à la méditation, à la contemplation de la nature, l'atmosphère est paisible et souriante. Une façon d'honorer les défunts en les installant dans un jardin d'éden, d'entretenir le lien, avec la possibilité pour les vivants d'aller les retrouver pour partager un moment, de reprendre la conversation interrompue et d'avancer doucement vers l'acceptation. Ici et maintenant, vie et mort réunies, réconciliées au paradis, ou sur la terre de la lumière éternellement paisible.


dimanche 10 novembre 2013

Heureux comme Dieu en France... l'exil de la littérature allemande 1933-1940

En janvier 1933, Adolf Hitler devient chancelier du Reich.
Trois mois plus tard, la fédération étudiante allemande appelle ses membres à mener une action spectaculaire contre "l'esprit non allemand" et le "négativisme juif."
Une intense campagne de propagande est orchestrée dans les universités pour défendre la pensée nationale, établir des listes noires d'œuvres littéraires  décrétées "nuisibles" et dénoncer les professeurs juifs. D'immenses collectes de livres proscrits sont organisées méthodiquement dans les bibliothèques universitaires, celles des instituts, et s'étendent aux bibliothèques publiques et aux librairies. Le pillage de la littérature "dégénérée" rafle des milliers d'ouvrages, et les livres s'embrasent sur d'immenses bûchers construits sur les places des villes allemandes.
Les autodafés sonnent le glas de l'exil pour de nombreux intellectuels et artistes opposés au Reich, qui craignent pour leur vie. Fuyant l'oppression, frappés de l'interdiction d'écrire, de publier, de peindre et d'exposer, privés de leurs sources de revenus, nombre d'entre-eux trouvent refuge dans un petit port de la côte varoise. La France est alors l'ennemie déclarée du national-socialisme, et le pays des Droits de l'Homme accueille en grande pompe ces réfugiés illustres. Pourtant, si la beauté sauvage des paysages, la pureté du ciel et l'intensité de la lumière sont éblouissants, Sanary-sur-mer est un paradis trompeur. L'Eden est provisoire, l'azur teinté d'angoisse, et le soleil ne guérit pas le cœur en exil, ni les villas provençales ne remplacent les foyers perdus.
 "On était dans le pays où Dieu se sentit à une certaine époque le plus à l'aise. Tout était bleu azur, sauf nos âmes. On était au paradis à contre-cœur." Ludwig Marcuse, exilé comme tant d'autres, fait référence à une expression d'origine yiddish devenue proverbiale pour évoquer un bonheur sans nuage, qui traduit dès le début du XIXe siècle, l'idéalisation de la France laïque et républicaine dans l'esprit des Juifs d'Europe centrale : "heureux comme Dieu en France." Cette confiance poussera de nombreux artistes à rejoindre ce pays au début du XXe siècle, libres d'y exprimer leur art et leurs idées.
Mais en 1933, l'Europe gronde de la tragédie qui approche, le monde des lettres allemand se déchire, entre ceux qui pactisent avec le Reich et profitent de la fuite d'intellectuels renommés qui ne sont plus là pour leur faire de l'ombre, et ceux qui s'y opposent farouchement : "Soyons irréconciliables avec les traîtres." (Klaus Mann). A Sanary, les exilés organisent leur survie, souvent dans un grand dénuement, continuent de peindre et d'écrire pour résister, et recréent dans un café du port l'atmosphère bohème du Romanische Café de Berlin, haut lieu de rencontre de toute l'intelligentsia de la capitale allemande, ou encore du café Le Dôme, à Paris. Au café, les âmes en exil se retrouvent, communient, et trouvent des raisons d'espérer.
La France au début du XXe siècle est le centre artistique, cosmopolite, effervescent et libre de l'Europe. Beaucoup d'artistes peintres d'Europe centrale rejoignent l'École de Paris, et partagent leur temps entre la capitale et le sud de la France, conquis par la douceur de vivre loin du tumulte de la grande ville, propice à la création, et les prix encore abordables. La plupart d'entre-eux, éblouis, décrivent une nature enchanteresse et foisonnante, un havre de paix, une seconde patrie.

L'écrivain et poète Katherine Mansfield, pionnière des villégiatures provençales, choisit Bandol dès 1915 pour soigner sa tuberculose. Elle invite ses amis, les écrivains britanniques DH Lawrence (qui mourut de la tuberculose dans un sanatorium de Vence en 1930) et Aldous Huxley, qui achète une première villa à Sanary, puis une seconde où il demeure avec sa famille jusqu'en 1937. C'est à Sanary qu'il écrit Le Meilleur des mondes, entre baignades et pique-niques. Une élite souvent aisée, brillante, des peintres, des écrivains, des musiciens, des critiques d'art, contribue à faire de la Riviera un lieu à la mode. Entre Nice et Marseille, une bohème dorée coule des jours heureux : la romancière américaine Edith Warthon à Hyères, le critique d'art Julius Meier-Graefe, spécialiste de Van Gogh, et sa femme Anne-Marie Epstein à Saint-Cyr, qui invitent souvent Erich Klossowski (le père du peintre Balthus) et son épouse, Dorothée Elise Spiro, muse de Rilke, Arthur Miller à Cassis et Cagnes, Ivan Bounine et HG Wells à Grasse, Vladimir Nabokov à Cannes et Menton, Walter Benjamin à Vence et Nice, Ernest Hemingway aux Saintes-Maries-de-la-Mer, les collectionneurs américains Gerald et Sara Murphy à Antibes, Scott et Zelda Fitzgerald, Somerset Maugham à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Bormes-les-Mimosas abrite Alfred Kantorowicz et une petite colonie russe, dont la figure tutélaire est le poète Sacha Tcherny. A Cagnes, Walter Hasenclever, au Lavandou, Balder Olden... Et Nice n'est pas en reste : Maurice Maeterlinck, l'américain Walter White, Wilhem Speyer, Theodor Wolff, Hermann Kesten, Joseph Roth, Magnus Hirschfeld...

Hans Purmann Sanary 1930

Moïse Kisling Le Port de Sanary 1923
A Sanary, l'écrivain et biographe d'Aldous Huxley, Sybille Bedford, le peintre Moïse Kisling et sa famille, l'historien Wilhem Herzog, les peintres David Seifert, Henri Hayden, Alfred Dupré, Hilde Goldschmidt, Hans Purmann, Rudolf Lévy, Lou Albert-Lazard, la comédienne Cécile Sorel, le chanteur d'opéra Wilhem Ulmer, Klaus Mann, fils aîné de Thomas, qui écrit avec sa soeur Erika un guide touristique de la Riviera en 1931, qui accroît encore la réputation de la région auprès de ses compatriotes allemands, le peintre et photographe Walter Bondy et sa femme Camille (le fond photographique Walter Bondy est visible à la Maison Flotte à Sanary), René Schickelé, Emmanuel Bove, André Salmon... Sans oublier tous les artistes qui gravitent autour du couple Noailles, à Hyères, ou encore Aimé Maeght et sa femme à Vence, Aragon, Cocteau, Matisse, Chagall, Picasso... la liste est étourdissante et bien loin d'être exhaustive. Un feu d'artifice de talents, de succès, de génie qui donne le vertige !


Alfred Dupré Sanary 1927


Si les artistes choisissent la Riviera avant 1930 par goût de la liberté et pour sa douceur de vivre, l'avancée du national-socialisme en Allemagne change la donne. Ceux qui rejoignent le sud de la France avec l'avènement du Reich en 1933, des écrivains, des peintres, sont des réfugiés politiques, parfois violemment opposés au régime, juifs et contraints à l'exil, et pour la majeure partie d'entre-eux, le sud est au mieux un lieu de transit avant la fuite vers un asile plus sûr, ou pire la fin du voyage. Malheureusement, leur statut de militant anti-nazi ne les protégera pas du pire. Et in Arcadia ego... La mort se plaît aussi en Arcadie, symbole du paradis sur terre.
Saint-Tropez, Saint-Mandrier, Bormes, Le Lavandou, Saint-Raphaël, Carcès, Sainte-Maxime, Fayence, Fréjus, Hyères accueilleront ainsi environ 500 exilés, mais Nice et Sanary tout particulièrement. Parce que la petite troupe installée sur place se mobilise et convainc les autres de la rejoindre, les plus aisés apportant parfois hébergement et secours financier, les artistes et intellectuels devenus indésirables en Allemagne affluent, certains pour une courte durée, d'autres pour plus longtemps, quelques uns pour toujours, pour y mourir.
Une plaque apposée par la ville de Sanary sur l'un des murs de l'office du tourisme rappelle le nom de la majorité d'entre-eux, et un circuit du souvenir est organisé sur les lieux où ils ont vécu : l'hôtel de La Tour sur le port, les villas quand elles existent encore, les appartements dans les ruelles de la petite ville balnéaire.


Thomas Mann et sa famille à la Villa Tranquille,  Hermann Kesten à la Maison Constans, Franz et Alma Malher-Werfel au Moulin Gris, Franz et Helen Hessel, qui hébergent Alfred Kantorowicz, au Mas Carreiredo, Bruno et Liesl Franck à la Villa La Côte Rouge, Ludwig Marcuse (qui héberge Stefan Zweig) à la Villa La Côte, le peintre Anton Räderscheidt et sa compagne la photographe Ilse Salberg et ses enfants à la Villa Le Patio, Lion Feuchtwanger et son épouse Marta à la Villa Valmer, sa secrétaire Lola Hamm-Sernau à la Villa Si Petite, Friedrich Wolf et sa compagne Ruth Hermann au-dessus du Café du Port, le journaliste Hans Stemsen à la villa L'Enclos... Et les autres, l'historien d'art Albrecht Niedestein, Walter Dickaut, Arthur Koestler, Gert Caden, Bertold Brecht, Ferdinand Bruckner... Les jolis noms des villas évoquent une villégiature idyllique. Mais si la population n'est pas hostile durant plusieurs années, si certains ont les moyens de vivre confortablement, la plupart souffre de la misère. Tous ne s'apprécient pas forcément et ne se fréquentent pas, et dans "la capitale secrète de la littérature allemande," la culture, la religion et les opinions politiques les divisent. Pour tenter de les réunir et amplifier l'écho de la résistance intellectuelle allemande dans le monde, Lion Feuchtwanger, Bertold Brecht et Willy Bredel fondent la revue Das Wort (Le Mot) en 1936. Éditée en Russie, elle sera le porte-voix des militants opposés au nazisme.
S'ils ne parviennent pas à s'unir, ils se rejoignent dans l'angoisse qui étreint leurs cœurs, et qui s'amplifie au fil des jours, quand l'espoir de fuir s'amenuise.Toutes leurs lettres font part de leurs inquiétudes pour leurs familles restées en Allemagne, de leurs espoirs dans les démocraties occidentales et les comités de soutien - l'Association de défense des écrivains allemands créée dès 1934 à Paris sera à l'origine de la Bibliothèque de la Liberté. 11 000 ouvrages interdits en Allemagne seront ainsi collectés dans le monde entier et regroupés dans la capitale - leurs angoisses de ne pas trouver une terre d'asile, les tracasseries administratives sans fin pour obtenir des papiers, l'obsession de la mort et du suicide. Certains mettront fin à leurs jours, quand la faim, la peur et le désespoir, les internements répétés dans des conditions terribles n'auront pas raison de leur résistance. Walter Hasenclever, poète et dramaturge, considéré comme le chef de file de l'expressionnisme littéraire allemand, écrit dans son récit autobiographique Die Rechtlosen : "Alors que nous sommes assis là, dans le jardin, peut-être pour la dernière fois, je me mets soudain à pleurer. Incrédule. Désespéré. Nous les bannis. Nous les sans patrie. Nous les maudits. Quel droit avons-nous encore de vivre ? Alors que les autres doivent mourir ! Ce que nous avons pensé et écrit, ce que nous, appartenant à un peuple qui n'a jamais compris ses poètes, avons cru devoir annoncer : on est plongé dans le train fantôme des démons. Ce monde n'existe plus." 
Walter Hasenclever, interné au camp des Milles, se suicide le 22 juin 1940, préférant mourir plutôt que de tomber aux mains des nazis, dont l'arrivée se rapproche.
 
Le paradis...

L'enfer... Lion Feuchtwanger au camp des Milles

Le 3 septembre 1939, la France et l'Angleterre déclarent la guerre à l'Allemagne. Les opposants au Reich changent de statut et sont considérés, à tort, comme des ennemis de la patrie. Les conditions de leur exil se muent en un véritable enfer. Les dénonciations, les arrestations et les internements s'enchaînent. Appelés à se rendre dans des camps de rassemblement pour y être recensés, ils obéissent avec confiance, persuadés que la France protègera les résistants au nazisme. Leur engagement ne sera ni compris, ni respecté. Espionnés par un agent du Reich, le très séduisant et cultivé Hans Günther Von Dincklage, ancien amant de Coco Chanel, mais marié pour l'occasion à Maximiliane, juive allemande, demi-soeur de Sybille Bedford, ce couple infiltré parmi les exilés sanaryens multipliera les rapports qui permettront aux autorités d'interner les opposants au régime national-socialiste, accusés d'espionnage sur le sol français !
L'armistice du 22 juin 1940, signé par Pétain, supprime le droit d'asile. La France vaincue s'engage à livrer à l'Allemagne les opposants du Reich réfugiés sur son sol. L'espoir d'obtenir des papiers et de quitter la France est réduit à néant. Confrontés au zèle des autorités, dénoncés, lâchés dans l'indifférence générale, la plupart des réfugiés étrangers vont connaître l'internement. Le camp de La Rode à Toulon, le camp des Milles, du Vernet, le camp de Gurs, dans les Pyrénées, réservé aux femmes, ne désemplissent pas. Lieux de détention pour certains qui entrent et sortent, l'argent permettant de négocier, lieux de transit vers les camps de la mort pour d'autres. Lion Feuchtwanger, l'un des opposants les plus farouches, racontera dans son livre autobiographique paru en 1942, dont le titre Le Diable en France parodie de lugubre façon l'expression enchanteresse évoquée plus haut, les conditions de son internement au Camp des Milles et son départ en train organisé par les autorités françaises pour échapper à l'avancée allemande. Voyage éprouvant de plusieurs jours, debout dans un wagon à bestiaux avec ses camarades d'infortune, le train n'arrivera jamais à destination et fera demi-tour. Les informations obscures concernant un convoi d'Allemands, identifié comme un convoi ennemi, les renverront à leur point de départ !


En août 1940, débarque à Marseille, un journaliste américain du nom de Varian Fry. A la tête de l'Emergency Rescue Committee, cet homme élégant, un brin compassé et portant lunettes, est chargé d'organiser, officieusement, la fuite hors de l'Europe de 200 intellectuels et artistes dont les noms lui sont confiés sur une liste secrète. Il s'occupe de monter un réseau, de fournir des faux-papiers, et d'héberger les candidats, avant leur départ par l'Espagne vers les États-Unis, dans une grande maison à Aubagne, la villa Air-Bel. Mais ses activités prennent rapidement une ampleur imprévue : des milliers de demandes affluent et les réfugiés en transit font le siège de son bureau. Totalement débordé, il parvient malgré tout, avec l'aide de son réseau, à débloquer des fonds et permet ainsi à plus de 2000 personnes de quitter la France, comme Annah Arendt, Jean Arp, Hans Bellmer, Victor Brauner, André Breton, Marc Chagall, Max Ernst, Golo Mann, Heinrich Mann, Max Ophüls, Wilfredo Lam, Anna Seghers, Marcel Duchamp, Camille Bryen, Arthur Koestler... Il n'avait malheureusement pas la mission (ni les moyens) de sauver tous les autres, illustres ou anonymes.
Les États-Unis cependant, ferment l'accès à leur territoire dès juillet 1941. Les tendances antisémites y sont déjà très fortes, et le gouvernement américain craint que l'afflux de réfugiés juifs les accentue encore. Alors que la menace se précise, les issues en Europe et en Amérique se verrouillent, facilitant la mise en place de la solution finale. Un très beau livre, Marseille année 40, écrit par Mary-Jane Gold, une riche héritière américaine, jeune et délurée, engagée auprès de Varian Fry, raconte cet épisode de l'histoire. Fortunée, elle met au service de la mission Fry les moyens dont elle dispose pour tenter d'élargir à d'autres réfugiés, qui n'ont pas la chance d'être renommés, la possibilité de sauver leur vie. Son engagement, rare, courageux, rejoint celui du vice-consul américain à Marseille, Hiram Bingham IV, qui délivra des visas sans relâche, bravant sa hiérarchie, Myriam Davenport, étudiante à la Sorbonne, et une poignée d'autres. Mary-Jane Gold est morte sur la côte d'Azur, en 1997, dans sa maison de Gassin, baptisée... Air-Bel.
Le passeport de Varian Fry est finalement confisqué et il est contraint de rentrer dans son pays en septembre 1941. Jusqu'à la fin de la guerre, il écrira pour sensibiliser l'opinion au sort des juifs en Europe. Il est le premier américain reconnu en 1995 Juste parmi les Nations au mémorial de Yad Vashem.


Le camp des Milles, près d'Aix-en-Provence, a été réhabilité comme lieu de mémoire. Centre de recherche et de formation, il se veut centre d'éducation citoyenne et propose des ateliers pédagogiques conçus comme des outils de réflexion et de résistance aux extrémismes, à l'antisémitisme et au racisme. Sur les murs, des fresques peintes attestent de la présence des artistes en détention. Une exposition est organisée en ce moment, Créer pour résister, des dessins et aquarelles réalisées au camp par Bellmer, Ernst, Springer et Wols. En ces temps peureux où le repli identitaire et les idéologies nationalistes se parent d'atours séduisants et trompeurs, ce type d'initiative est plus que salutaire. Essentielle et urgente.