La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

dimanche 2 juin 2013

Leurre des braves


En 1943, l'armée américaine recrute un millier d'hommes, choisis pour leur créativité, leur maîtrise de l'illusion et leur sens du spectacle, en un mot des... artistes. Peintres, designers, scénographes, décorateurs, maquilleurs, costumiers, comédiens, spécialistes des effets spéciaux, bruiteurs, truqueurs en tout genre... ces soldats singuliers forment le 23e Régiment des Troupes Spéciales dont les activités sont tenues top secret, et pour cause.

Cette unité, baptisée the Ghost Army, est chargée d'utiliser tout son talent pour tromper l'ennemi ! Experts du leurre, professionnels du trompe-l'oeil, as du camouflage et du faux-semblant, leur créativité et leur savoir-faire seront dédiés à détourner l'attention des Allemands, à dissimuler le théâtre des opérations de la guerre derrière un rideau de fumée, à donner le change pour dissimuler le lieu réel des offensives.
Divisions fantômes, armes factices en caoutchouc, tanks et avions gonflables, tout un arsenal de carton pâte est habilement mis en scène pour laisser croire que les alliés sont plus nombreux, mieux armés, positionnés ici et surtout pas là-bas. Des simulations de mouvements de troupe, des bases militaires et des aérodromes factices, des bandes son enregistrées et des effets de lumière pour des offensives bidons, des émissions de radio truquées, la mise en circulation contrôlée de fausses informations, répandues par des agents doubles et des comédiens jouant le rôle d'officiers éméchés et bavards dans des lieux publics, le show n'a qu'une seule finalité, leurrer Hitler et ses troupes sur les réelles positions des alliés en Europe et le projet de débarquement en Normandie. La Ghost Army sème ses petits cailloux trompeurs, fournit des preuves fabriquées, manipule, escroque, triche, pour la bonne cause !


Stupéfaction ! Illustration A. Shilstone


Cela ressemble à une guerre d'opérette ! Des soldats soulèvent d'un mouvement d'épaule un tank léger comme une plume, sous le regard ahuri de deux témoins imprévus, et l'écusson de la Ghost Army rappelle étrangement celui d'une unité spécialisée de comédie, pourfendeuse au cinéma de revenants et autres succubes.
Une poupée de chiffon, baptisée Rupert, a même été jetée en milliers d'exemplaires dans les airs pour simuler un parachutage allié. Elle s'autodétruisait au sol pour ne laisser aucune trace du subterfuge.




Un Rupert et son parachute

Ces opérations menées derrière les lignes ennemies, si elles peuvent faire sourire, n'en comportaient pas moins des risques réels. Les leurres, si grossiers qu'ils nous paraissent aujourd'hui, ont quand même fonctionné. Des milliers de vies ont été sauvées. Les Allemands abusés ont gardé leurs troupes concentrées dans le Pas de Calais, ignorant le lieu réel du débarquement, en Normandie.


Un documentaire rend enfin hommage à cette unité hors norme, contrainte au secret par l'armée américaine jusqu'en 1996, réalisé par Rick Beyer, et visible cette semaine pour la première fois en France sur la chaîne Histoire. Mais hors les missions improbables qui leur étaient confiées, les hommes de ce régiment se sont distingués aussi comme des chroniqueurs talentueux.

John Jarvie
Jeunes artistes, diplômés d'écoles d'art ou débauchés dans des agences de publicité ou de design, ils ont dessiné et peint leur quotidien en temps de guerre durant leurs missions secrètes en Europe entre 1944 et 1945, les copains trempés montant la garde, l'attente à l'arrière des zones de combat, les ruines et les paysages défaits, mais aussi les doux villages de France, les jolies filles sur leurs vélos, et les portraits poignants de tous les êtres rencontrés, mis à nus par la guerre, compagnons de régiment, réfugiés, orphelins... Sur le site dédié du film, http://ghostarmy.com/  très documenté, se trouvent des photos émouvantes, si calmes et paisibles après la tempête... elles montrent ces soldats assis parmi les ruines, le crayon à la main, la boîte de couleurs ouverte, concentrés sur une autre mission, aussi exigeante, aussi essentielle, rendre compte de ce qu'ils voient, captant la lumière au coeur des ténèbres, tenant en respect le carnage et la peur. Beaucoup de ces artistes ont eu une influence majeure après-guerre sur le monde de l'art : le designer Bill Blass, le sculpteur et peintre Ellsworth Kelly, le photographe Art Kane, l'illustrateur Arthur Singer, ou encore Arthur Shilstone... leur témoignage exceptionnel de cette période de leur vie est rendu public dans une exposition au Edward Hopper Art Center, à New-York, en ce moment même. Exposition à l'initiative de Rick Beyer, toujours lui, co-auteur du livre Artists of deception, the Ghost Army et qui n'en finit pas de rendre justice à ces artistes soldats effacés de la WWII, aujourd'hui réhabilités. Sortis de l'ombre, ils brillent d'un éclat particulier... These lights are particularly bright when the night is dark. They light the way for Humankind... (Hannah Senesh, il me semble).

1944. Arthur Singer
Dessins de Bill Sayles


Autoportrait. Arthur Singer

He never smiled. Victor Dowd

Harold Laynor
George Vander Sluis
L'art du trompe-l'oeil n'est pas l'apanage des Américains. En 14-18, l'armée française crée la première section de camouflage, dont l'emblème, un petit caméléon, était brodé sur un brassard rouge et blanc.


Artistes et décorateurs vont ainsi consacrer leur talent et leurs compétences pendant toute la durée de la guerre à réaliser des leurres, et ce sont les camoufleurs français qui formeront les Anglais, les Belges, les Italiens et les Américains à l'art du décor en temps de guerre. La connaissance des peintres de la direction de la lumière et de l'angle d'observation permettra de jouer sur les ombres portées des objets. L'apport des peintres cubistes sera déterminant : leur maîtrise de la fragmentation des formes permettra aux objets de se fondre littéralement dans le paysage !
Véhicules, bosquets peints sur toile, vaches paissant dans les près, arbres creux démontables protégeant des périscopes, faux soldats en embuscade, masquage de routes pour protéger les convois... La section de camouflage ose tout, transforme le grand canal du parc de Versailles en ruisseau champêtre, et déplace le nord de Paris et sa banlieue du côté de Roissy.
Les artistes français combattants s'attacheront aussi à transmettre la tragédie et la fraternité des armes. L'un des témoignages les plus touchants est le carnet de Renefer, adressé à sa fille de 8 ans. Il lui raconte la vie quotidienne des poilus, en évitant l'horreur et le carnage. Avec une infinie délicatesse, il aborde la mort de milliers de soldats tombés sur le champ de bataille, et la fragilité de son propre destin.