La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

mardi 31 décembre 2013

Mon beau sapiiiiiiiiiiiiiiin !


Noël est déjà passé depuis quelques jours et je ne suis pas synchrone ! Certes, le sapin scintille toujours dans le salon, grâce à mes soins quotidiens. Pulvérisations d'eau fraîche sur les branches, et ses aiguilles sont toujours aussi drues et insolentes. Mais je suis en retard pour publier mon sapin, déjà envoyé aux amis pour les fêtes. Je poursuis ma série, commencée l'année dernière avec les baleines d'un parapluie, cette fois-ci vêtues d'un jupon de tulle importable, même par une princesse déjantée. Des baleines en tutu pour un Noël 2013, arrosé d'une pluie de confettis pour finir l'année ! Et hop !
Mon beau sapiiiiiiiiiiin
Roi des forêêêêêts
Que j'aime ta verduuureu !


Sinon, ce petit billet sans prétention n'a d'autre but que de célébrer Noël. Le famous blog fait une trêve de quelques jours, et la princesse boit du champagne à petites gorgées, d'une manière qui se veut très distinguée. Je vous fait grâce de mon repas de réveillon mais pas de ma sélection de sapins sinpatoches, gais et plein d'idées ! Pour le fun, l'humour, l'esprit récup qui contamine Noël et se joue de la morosité en période de crise !








Humble petit sapin, mon préféré
Et pour terminer, deux jolis contes de Noël. J'ai trouvé le premier dans le courrier des lecteurs de Télérama. La moitié des détenus de la maison d'arrêt de Saint-Brieuc, soit 90 personnes, ont prélevé sur leurs ressources pour offrir 300 kilos de denrées alimentaires aux Restos du Coeur. La seconde histoire est celle de Christian Bucks, un petit garçon new-yorkais qui a convaincu son directeur d'école d'installer dans la cour un banc de l'amitié. Si un élève se sent seul, il peut s'asseoir sur ce banc et ses camarades, immédiatement avertis, peuvent venir le rejoindre, parler avec lui ou l'entraîner dans leur jeu.

Joyeuses Fêtes

dimanche 1 décembre 2013

Trop c'est trop ! Les chœurs de complainte

Moi, il y a des tas de choses qui m'énervent et qui me donnent l'occasion de râler sans vergogne (et après, je m'en veux, je me trouve pitoyable, et je me plains encore davantage).
La réclame qui saucissonne ma série préférée du moment, les sonneries de portable pendant le film au cinéma ou au restaurant, ou sur la plage, les gens qui hurlent au téléphone dans le train, partageant des conversations fascinantes sur les étapes de leur parcours ferroviaire, le tas de poussière qui s'amenuise à chaque coup de balayette qui l'expédie dans la pelle mais qui résiste jusqu'au bout, un mince filet grumeleux systématiquement réfractaire que je retrouve narquois sur le carrelage une fois que j'ai rangé le matériel, la couette qui s'ingénie à faire des bosses dans la housse et qui lâche aux pieds, livrant mes orteils aux courants d'air, les fichiers joints que je ne parviens pas à ouvrir, les listes pléthoriques indiscrètes de destinataires de courriels, tous ceux et celles qui m'invitent de façon péremptoire (et répétée) à consulter leur profil, les spams intempestifs, les chaînes magiques terroristes qui me prédisent un malheur épouvantable si je ne prends pas en otage 12 malheureux amis pour relayer un mantra obscur qui apporte la fortune, les horribles diaporamas de couchers de soleil, ou de chatons affectueux qui illustrent un message d'amitié dégoulinant de tendresse délivré dans un français approximatif, les messages sur les forums bourrés de fautes d'orthographe, les clients qui demandent à la pharmacienne d'écrire leur traitement sur chacune des boîtes de médicaments alors qu'ils ont une ordonnance, la sonnette de la porte d'entrée du hall de l'immeuble qui m'avertit de l'arrivée de quelqu'un qui ne vient jamais, parce que c'est un juste un moyen de se faire ouvrir pour déposer des prospectus dans la boîte aux lettres, la boîte aux lettres remplie de prospectus malgré le papillon qui stipule que je ne veux pas de prospectus, le démarchage téléphonique pour une mutuelle, une assurance, un crédit, un nouvel abonnement internet, les parkings souterrains, d'abord parce qu'il faut que je retrouve la voiture, puis le ticket et enfin la sortie, les toilettes quand je m'aperçois qu'il n'y a pas de papier, les toilettes quand je m'aperçois que la porte ne ferme pas, les toilettes quand je m'aperçois que l'essuie-mains électrique est en panne, la télé réalité et la réalité de la télé, ma tête quand je sors de chez le coiffeur, mon nez bouché quand je suis enrhumée, l'eau qui devient glacée quand je prends ma douche, l'eau qui devient bouillante quand je prends ma douche, le pull qu'il faut que je porte absolument et que ne trouve pas dans l'armoire alors que je suis pressée, ça y est je suis en retard, les photos floues, surexposées, sous exposées, bref les photos ratées, la semelle de ma chaussure engluée de chewing-gum...
Je pourrais continuer comme ça encore très longtemps, et trouver tout un tas de bonnes raisons de râler, rouspéter, bougonner, ronchonner, maugréer, pester, rager, récriminer, bisquer, geindre, bref manifester haut et fort ma mauvaise humeur (et perdre tout sex-appeal). Je reconnais effectivement qu'une mégère n'a aucun charme et fait fuir les meilleures bonnes volontés du monde. Il n'y a que dans les films américains qu'une pétasse prétentieuse acariâtre rencontre le prince charmant, doté d'une patience inaltérable, en plus de son physique avantageux et de son compte en banque alléchant. Mais j'arrête de dénigrer, c'est promis.
Si râler veut dire se plaindre, c'est aussi respirer difficilement, le souffle produisant un son rauque, signe que la fin est proche. Il me suffit d'avoir l'air d'une virago, sans cumuler en plus des troubles respiratoires et frôler l'agonie. Agonir d'injures la source de mon mécontentement et de ma frustration est déjà suffisamment rédhibitoire sans que je me mette dans un état de délabrement lamentable. Même si j'ai parfois le sentiment que ronchonner me soulage, il n'en est rien. Cela m'abîme, ternit ma journée, ravage mon énergie, dénature mes relations aux autres. Réagir en victime me fait perdre tout pouvoir sur ma vie. Je ne peux peut-être pas changer les choses, mais je peux changer mon comportement face aux évènements et refuser de me laisser emporter.


Si râler permet d'installer la connivence avec d'autres râleurs, et de râler en chœur, comme sur le site http://www.viedemerde.fr/ qui recueille les anecdotes de la vie quotidienne franchement affligeante des lecteurs, certains ont décidé d'aller plus loin et de transformer leur récriminations collectives en évènement artistique. Ils ont ainsi créé une chorale pour chanter leur agacement, et partager avec humour ce qui se partage le mieux par les temps qui courent : le mécontentement !
J'étais persuadée que les Français portaient haut l'étendard de la grogne élevée au niveau d'un sport national, mais je me trompais lourdement. Le premier chœur de doléances et autres rouspétances chantées est finlandais ! Ou comment rendre la mauvaise humeur agréable à entendre, sublimer l'énergie négative, et prendre la distance nécessaire pour redonner du goût à l'existence.
Deux artistes, finlandais donc, ont eu l'idée de demander à leurs compatriotes d'exprimer leurs plaintes. Tellervo Kalleinen et Oliver Kochta-Kalleinen bousculaient les conventions et œuvraient en même temps pour la santé publique, les Finlandais n'ayant pas pour habitude de se laisser aller. Ils ont d'abord recueilli de multiples jérémiades et les ont mises en musique, avant de proposer à toute personne désireuse de participer de venir pousser la chansonnette. Le premier chœur de complainte venait de naître à Helsinki, revisitant le chœur antique des pleureuse dans les tragédies grecques. Ils ont exporté leur projet, 110 chœurs de complainte existent aujourd'hui de par le monde, Birmingham, Hong-Kong, Tokyo, Saint Petersbourg, Berlin, Le Caire, Jérusalem, Budapest, Paris... Toutes les vidéos sont en ligne sur leur site http://www.complaintschoir.org/choirs.html où ils proposent même un mode d'emploi pour créer sa propre chorale rouspéteuse. Il est rassurant de s'apercevoir que si les êtres humains sont traversés par les mêmes questions existentielles, la plainte est également universelle et que toute culture confondue, elle porte sur les mêmes thèmes : la politique, les transports, la météo, le téléphone portable, les programmes de télévision, les crottes de chien sur les trottoirs... nous sommes tous d'accord sur les mêmes sujets de mécontentement. Voilà de quoi rapprocher les individus, et savoir qu'à l'autre bout du monde les gens ont les mêmes soucis insignifiants, colle une baffe à l'ego et relativise la notion d'identité nationale.




Honneur aux pionniers, avec une vidéo du chœur de complainte d'Helsinki. Avec la plainte Ce n'est pas juste comme refrain, ils égrènent la liste hilarante de leurs agacements quotidiens : pourquoi le fil de l'aspirateur est-il trop court, c'est exactement comme l'été, mes chaussettes glissent quand je marche, les jolis chemisiers perdent toujours leurs couleurs au lavage, les moches jamais, pourquoi toujours moi, personne n'est jamais d'accord avec moi, les mouchoirs en papier sont rugueux, le tram sent la pisse, mes rêves sont ennuyeux, Noël arrive chaque année plus tard, nos ancêtres auraient pu choisir un endroit plus ensoleillé pour vivre...
Dans un registre un peu différent, le site du plasticien Benjamin Isidore Juveneton http://adieu-et-a-demain.fr/ . Bribes du discours amoureux ouvertement machistes, slogans de loosers décomplexés, parodies carnassières, ses phrases choc cyniques sont souvent très drôles, épinglant l'arrogance et la médiocrité de nos modes de pensées formatés. Florilège :

Si ça continue, va falloir que ça cesse.
Tu préfèrerais mourir longtemps ou mourir souvent ? 
Je vis déjà avec toi.
Optimiste. Celui, qui même à terre, continue de tomber.

mardi 26 novembre 2013

Beauté méditerranéenne


Le MuCEM, Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, joyau consacré de Marseille Capitale de la culture 2013, est une prouesse technique française. Cocorico ! Œuvre de l'architecte Rudy Riccioti, secondé par une armada d'ingénieurs, il est en même temps un lieu d'exposition, intime et tamisé, un espace audiovisuel, un restaurant, une médinathèque dédiée aux enfants, un auditorium, une librairie, un lieu de promenade et de rêverie ouvert sur la mer et les embruns.

Coursives plongées dans la pénombre et trouées soudain d'éclairs fulgurants de soleil et d'eau, patio abrité, clairière ceinturée d'arches d'inspiration mauresque, habillées d'une résille de béton, moucharabieh tentaculaire qui isole de la lumière extérieure tout en laissant passer le regard, passerelles tendues comme des nerfs à vif sur le vide éblouissant. Le musée propose plusieurs entrées, et l'arrivée par le fort Saint-Jean, restauré, et ses espaces de découvertes en libre accès, est certainement la plus ludique et la plus enivrante. Espace de déambulation qui bouscule les sens, sollicite le visiteur dans un contact physique avec les matériaux, la pierre, le verre, le métal oxydé, et résonne dans son corps lors de l'effort dans l'ascension vers le toit, contre le vent, et dans la descente en pente douce. Chemins de ronde, terrasse promontoire où les transats de bois incurvés invitent à la paresse, jardins et parcours botaniques de plantes de la Méditerranée, orangers, myrtes, figuiers, aromates. Froisser entre ses doigts la marjolaine de Chypre et la santoline petit cyprès, s'en mettre plein le pif, et sourire devant les plants de thym à pilosité variable.


Architecture sentinelle prodigue en points de vue, le fort saint-Jean offre des panoramas époustouflants sur la ville, restructurée, harmonisée, un diaporama touristique trois étoiles qui renouvelle le regard et magnifie les antiques icônes marseillaises et les nouvelles, la tour carrée du Roi René, construite au XVe siècle, gardienne impassible de l'entrée du port, le fort et ses bâtiments, tout de pierre blonde, presque délicat et rosissant dans la lumière qui dissout sa masse imposante, l'entrée du vieux-port, aigüe et resserrée, dissuadant toute approche, la Bonne-Mère glorieuse sur son piédestal, identité marseillaise toutes confessions confondues, la Major et ses rayures néo-byzantine qui gagne en majesté, la Villa 
Méditerranée et son large déport, architecture équilibriste, au bord de la culbute, et la mer, l'horizon immense, l'air revigorant qui souffle l'appel du large. Sensations fortes, exaltation d'un horizon libéré, vertiges, reflets hypnotiques, âpreté et majesté d'une situation exceptionnelle, le patrimoine ancien est relié d'un seul trait de béton noir au cœur du musée, passerelle qui nous dépose dans la cour intérieure, sas de décompression avant la plongée dans l'atmosphère intérieure feutrée, mate, et propice à la concentration.

Le MuCEM est un volume fermé, un cube transparent qui pourtant respire, prend l'air et la lumière. Minéral, végétal, organique, aquatique, matrice protectrice et poste d'observation, il semble lui aussi, comme l'architecture ancienne, posté en vigie à l'entrée du port. Musculeux et tout en nerfs, tendu de haubans qui semblent disputer au mistral sa voile écarquillée de mailles aplaties, il résiste en poussées, tensions et compressions, et réussit un équilibre magique entre la force, l'élasticité, la transparence, la densité, la hardiesse, et la grâce. Le Mucem mélange les genres, joue de l'illusion et du trompe-l'oeil, le béton teinté prend l'apparence de l'acier, et file doux et satiné sous la main qui le caresse, la résille contient et dissimule le volume comme un filet de camouflage géant qui, vu du dessus, tisse un réseau de vaguelettes étales à nos pieds, rejoignant la surface de la mer au loin, défie l'apesanteur avec de miraculeuses passerelles suspendues (la plus longue enjambe hardiment la mer sur 100 mètres de longueur). La beauté et la plus haute technicité réunies, sans que l'une la dispute à l'autre, sans arrogance, sans démonstration appuyée, la virtuosité anoblie par la générosité.

L'exposition temporaire, Le Noir et le bleu, un rêve méditerranéen, raconte les représentations, les jeux de miroir, le côté pile et le côté face, l'envers et l'endroit de la civilisation sur les rives de la belle bleue, dont la couleur vire au noir, plongée dans les ténèbres de l'Histoire. En ouverture, une toile de Joan Miro, Bleu II 1961, surface d'azur infini, zébré d'un rouge vibrant, ponctué de cercles noirs, comme autant de points de tensions, de points de suspension sur un avenir en devenir, pierres d'un gué proposant la traversée, et une série de gravures de Goya, Les désastres de la guerre, sombres et désespérées.

 
Si l'exposition n'est pas strictement chronologique, le parcours commence au XVIIIe siècle et se poursuit jusqu'à nos jours, Marseille et Istanbul, capitale puissante de l'Empire ottoman, entretenant alors des liens commerciaux prospères, les navires sillonnant la mer avec de riches cargaisons mais aussi des épidémies malignes, la peste et le choléra.
Le XIXe siècle est une période intense dans la découverte de la Méditerranée. L'histoire et les représentations s'écrivent au fil des conquêtes militaires, initiées par Napoléon. Enjeux économiques, mission civilisatrice, Bonaparte pose sur les portraits officiels comme le glorieux libérateur de l'Egypte. Les figures de la colonisation en Algérie, des deux côtés du miroir, l'utopie saint-simonienne, qui porte les idées de progrès social et scientifique pour promouvoir la paix et l'égalité des peuples en Méditerranée, le projet de civilisation de Méhémet Ali, qui prend le pouvoir en Egypte après le départ des troupes de Bonaparte en 1801, et crée un état indépendant, puissant et industrialisé. Peu à peu, la valorisation de la Méditerranée comme civilisation s'impose, grâce aux études scientifiques, aux géographes, botanistes, et autres savants voyageurs, aux artistes et aux intellectuels qui redécouvrent l'idéal de la beauté de l'Antiquité classique. La Méditerranée devient un lieu de commerce et d'échanges intenses, intellectuels, politiques, artistiques, le tourisme se développe grâce aux bateaux à vapeur, le canal de Suez relie l'Orient à l'Occident. A la fin du siècle, et jusqu'en 1930, le rêve bleu d'une Méditerranée universelle s'impose chez les intellectuels et dans le monde de l'art, bientôt troublé par la montée du fascisme.
Au XXe siècle, le noir et le bleu se succèdent, dans les convulsions de l'histoire.
Mussolini accède au pouvoir en 1922 et affirme son rêve de domination et de démesure en occupant la Libye. Les premiers sursauts des peuples opprimés préfigurent les luttes contre l'occupation coloniale qui vont suivre. La Méditerranée sombre dans le chaos : Smyrne en 1922, Barcelone en 1939, Marseille en 1943, Sétif en 1945, puis Jérusalem, Suez, et Alger en 1962 basculent tour à tour dans la violence et le fracas des armes. Quarante années de ténèbres, mais le bleu refait surface, grâce aux études des ethnologues et aux artistes qui explorent et revendiquent une nouvelle sensibilité méditerranéenne.
La fin du parcours illustre le développement de la Méditerranée comme destination touristique majeure dans le monde à partir des années 60. Solaire, sensuelle, joyeuse, la civilisation des loisirs cotoie une autre réalité, ténébreuse, ramifiée, vénéneuse, celle de la mafia, de la spéculation immobilière, des règlements de compte sanglants, de la terreur. Les années 80 et 90 s'enfoncent dans la noirceur, évoquant les guerres civiles, l'obscurantisme politique et religieux à travers quatre villes emblématiques, Beyrouth, Alger, Sarajevo et Jérusalem.
La Méditerranée d'aujourd'hui est devenue une frontière, passage vers un monde meilleur, un cimetière pour des milliers de migrants clandestins qui tentent au péril de leur vie de rejoindre leur rêve.
Bleu azur, noir d'encre, la Méditerranée n'en finit pas de passer de l'espoir à la tragédie, de l'ombre à la lumière... l'exposition se termine sur un avenir qui reste à écrire, avec une proposition de l'artiste Michelangelo Pistoletto pour promouvoir une politique inter-méditerranéenne avec un parlement culturel... Autour de sa table miroir, qui dessine les contours du bassin méditerranéen, entourée de chaises dissemblables qui invitent les différences à s'asseoir, les vidéos des révolutions arabes et des mouvements des Indignés clignotent dans le noir. Projeter un espace commun, orient et occident mêlés, réconciliés. Rêver du bleu, obstinément, pour inventer une nouvelle histoire.


Au Bazar du genre, autre exposition temporaire du moment, explore les rôles dévolus en Méditerranée à chacun des sexes, selon un ordre bien établi par la famille, la religion, l'Etat, favorisant la domination masculine. Elle fait la part belle, colorée, exubérante et souvent drôle, à la contestation, au refus des normes établies, au mélange des genres, aux revendications des femmes pour leurs droits, à celles des minorités sexuelles, aux aspirations contemporaines à choisir librement ses amours et sa vie. J'ai pensé pendant toute ma visite de l'exposition à Judith Butler, grande prêtresse subversive des gender studies, qui distingue le sexe, biologique, le genre, social, et le désir.



François Beaune, dans un joli livre intitulé La Lune dans le puits aux Éditions Verticales, a recueilli les histoires vraies d'hommes et de femmes vivant en Méditerranée, traces sensibles, voix mêlées de ce qu'il nomme un individu collectif, à tous les âges de la vie, parmi lesquelles l'auteur s'inscrit en italiques, avec son propre récit. Le MuCEM poursuit la collecte sur son site www.histoiresvraies.net, bibliothèque numérique de la mémoire collective, qui archive à ce jour plus de mille histoires à partager.

mercredi 20 novembre 2013

Green goodbye

A dix minutes à peine de Sarrebruck, en Allemagne, s'étend une immense forêt, l'Altenkessel. Elle pousse en liberté, depuis 1995 aucun arbre n'est plus abattu. Les souches abandonnées sur la mousse nourrissent la végétation et les insectes, la chasse est interdite, et sans l'intervention de l'homme, la forêt se régénère seule, en toute tranquillité. Cette nature rendue à l'état sauvage, qui fait la joie des promeneurs, est le résultat d'une rupture radicale avec la culture intensive pratiquée aveuglément pour des raisons économiques, au mépris de la protection de l'homme et de la planète.
Des milliers d'hectares ont ainsi été recouverts avec une unique variété d'arbres à croissance rapide. Les sols se sont appauvris, les arbres se sont anémiés, et les tempêtes ont eu raison de ces plantations raisonnées, sélectives et fragiles. Les erreurs peuvent être sources d'enseignement, et la nature encouragée, protégée, a maintenant repris ses droits. L'homme peut retrouver le lien sacré qui l'unit à la forêt, tour à tour matrice enveloppante, protectrice, maternelle, symbole de l'inconscient crépusculaire et insondable, habité de peurs, de fantasmes et de désirs, et espace privilégié initiatique pour la découverte de soi. Dans les contes, les personnages se perdent dans la forêt enchevêtrée, traversent ce qu'ils croient connaître d'eux-mêmes, affrontent les dragons de leurs angoisses, et découvrent la clef de leur mystère, dans une clairière lumineuse tapissée de mousse.
La forêt est le lieu de l'ambivalence, de la coexistence du bien et du mal. Animée de forces bénéfiques, elle est peuplée de génies bienfaisants, lutins, fées diaphanes, elfes gracieux et faunes gambadants, magiciens et enchanteurs. Sauvage, sombre, inquiétante, elle cache des êtres velus, farouches et infréquentables, satyres, sylvains et diablotins, et abrite les sabbats frénétiques de sorcières chevauchant leurs balais dans la lueur blême de la lune. Dans la culture scandinave, germanique et celte, la forêt est le temple originel qui abrite les esprits des bois. Les druides officiaient sous les grands arbres qui étaient vénérés, et des aires sauvages, bordées de pierres, marquaient les lieux de culte. Les cathédrales, voûtes de pierre érigées vers le ciel, aux piliers sculptés de motifs végétaux, sont les réminiscences des premiers temples naturels païens. A la période de Noël, avec le sapin, ancien symbole du renouveau de la vie après le solstice d'hiver, un peu de la grande forêt sacrée pénètre dans la maison et embaume.
Territoire enchanté, lieu de la marge, de l'exclusion et du refuge (au Moyen-Âge, la forêt abrite tous les exclus, volontaires ou pas, les fous, les proscrits, les brigands de petits et grands chemins, les ermites, les lépreux, et les persécutés de tout bord) aujourd'hui les bois sauvages réactivent le lien effiloché de l'homme avec la nature, dilatent son monde intérieur aux dimensions du cosmos, et rendent aux arbres leur identité de gardiens de la terre qui régénèrent notre être tout entier. Les Japonais le savent, qui pratiquent le shinrin-yoku, ou bain de forêt.
Comme toute créature au monde, l'arbre a son rôle unique. Investi d'une mission bienveillante, il protège toute forme de vie. Épiderme sensible de la planète, poumon végétal, il catalyse l'énergie entre le ciel et la terre. Compassionnel, il fait don de son ombre bienfaisante, abrite les oiseaux, attire les pluies, régule la pousse des végétaux alentour. Majestueux, il incarne les valeurs de force, de calme et d'harmonie, de sagesse, de générosité. Les Celtes et les Germains étaient enterrés au pied des arbres et cette tradition retrouve des adeptes de nos jours, en Allemagne, en Angleterre, et plus timidement en France.

Dans la forêt de l'Altenkessel, le Friedwald est un espace de sépultures forestières. Au pied d'un arbre loué pour une durée de 10, 30 ou 99 ans, les urnes biodégradables des défunts sont enfouies au cœur des racines. Une petite plaque apposée sur le tronc signale l'identité de ceux qui reposent tranquillement sous la ramure.
Alternative écologique, solution poétique à la pénurie d'emplacements dans les cimetières des zones urbanisées soumises à la pression foncière, le jardin de mémoire champêtre séduit les amoureux de la nature.



Pour ceux qui refusent une niche sévère de pierre inerte et glacée comme dernière demeure, et qui ne sont pas davantage conquis par la dispersion des cendres de leurs défunts dans une bourrasque brutale et discourtoise, le cimetière forestier offre une sépulture plus digne et consolante. Dans le golfe du Morbihan, sur les rives de la rivière du Bono, s'étend en pente douce un jardin planté d'arbres et de fleurs. Chaque famille est propriétaire de son arbre, dont elle peut choisir l'essence, et installer à sa guise un petit autel à la mémoire des chers disparus. Plantations, galets et coquillages, objets chargés de sentiments, le pied de l'arbre devient le petit espace organisé du
souvenir et du recueillement, où s'exerce librement la créativité et la tendresse des vivants. L'arbre abrite, protège la mémoire, prolonge la vie du disparu, transforme la perte en présence vivante et sensible. Lieu ouvert aux promenades en famille, à la méditation, à la contemplation de la nature, l'atmosphère est paisible et souriante. Une façon d'honorer les défunts en les installant dans un jardin d'éden, d'entretenir le lien, avec la possibilité pour les vivants d'aller les retrouver pour partager un moment, de reprendre la conversation interrompue et d'avancer doucement vers l'acceptation. Ici et maintenant, vie et mort réunies, réconciliées au paradis, ou sur la terre de la lumière éternellement paisible.


dimanche 10 novembre 2013

Heureux comme Dieu en France... l'exil de la littérature allemande 1933-1940

En janvier 1933, Adolf Hitler devient chancelier du Reich.
Trois mois plus tard, la fédération étudiante allemande appelle ses membres à mener une action spectaculaire contre "l'esprit non allemand" et le "négativisme juif."
Une intense campagne de propagande est orchestrée dans les universités pour défendre la pensée nationale, établir des listes noires d'œuvres littéraires  décrétées "nuisibles" et dénoncer les professeurs juifs. D'immenses collectes de livres proscrits sont organisées méthodiquement dans les bibliothèques universitaires, celles des instituts, et s'étendent aux bibliothèques publiques et aux librairies. Le pillage de la littérature "dégénérée" rafle des milliers d'ouvrages, et les livres s'embrasent sur d'immenses bûchers construits sur les places des villes allemandes.
Les autodafés sonnent le glas de l'exil pour de nombreux intellectuels et artistes opposés au Reich, qui craignent pour leur vie. Fuyant l'oppression, frappés de l'interdiction d'écrire, de publier, de peindre et d'exposer, privés de leurs sources de revenus, nombre d'entre-eux trouvent refuge dans un petit port de la côte varoise. La France est alors l'ennemie déclarée du national-socialisme, et le pays des Droits de l'Homme accueille en grande pompe ces réfugiés illustres. Pourtant, si la beauté sauvage des paysages, la pureté du ciel et l'intensité de la lumière sont éblouissants, Sanary-sur-mer est un paradis trompeur. L'Eden est provisoire, l'azur teinté d'angoisse, et le soleil ne guérit pas le cœur en exil, ni les villas provençales ne remplacent les foyers perdus.
 "On était dans le pays où Dieu se sentit à une certaine époque le plus à l'aise. Tout était bleu azur, sauf nos âmes. On était au paradis à contre-cœur." Ludwig Marcuse, exilé comme tant d'autres, fait référence à une expression d'origine yiddish devenue proverbiale pour évoquer un bonheur sans nuage, qui traduit dès le début du XIXe siècle, l'idéalisation de la France laïque et républicaine dans l'esprit des Juifs d'Europe centrale : "heureux comme Dieu en France." Cette confiance poussera de nombreux artistes à rejoindre ce pays au début du XXe siècle, libres d'y exprimer leur art et leurs idées.
Mais en 1933, l'Europe gronde de la tragédie qui approche, le monde des lettres allemand se déchire, entre ceux qui pactisent avec le Reich et profitent de la fuite d'intellectuels renommés qui ne sont plus là pour leur faire de l'ombre, et ceux qui s'y opposent farouchement : "Soyons irréconciliables avec les traîtres." (Klaus Mann). A Sanary, les exilés organisent leur survie, souvent dans un grand dénuement, continuent de peindre et d'écrire pour résister, et recréent dans un café du port l'atmosphère bohème du Romanische Café de Berlin, haut lieu de rencontre de toute l'intelligentsia de la capitale allemande, ou encore du café Le Dôme, à Paris. Au café, les âmes en exil se retrouvent, communient, et trouvent des raisons d'espérer.
La France au début du XXe siècle est le centre artistique, cosmopolite, effervescent et libre de l'Europe. Beaucoup d'artistes peintres d'Europe centrale rejoignent l'École de Paris, et partagent leur temps entre la capitale et le sud de la France, conquis par la douceur de vivre loin du tumulte de la grande ville, propice à la création, et les prix encore abordables. La plupart d'entre-eux, éblouis, décrivent une nature enchanteresse et foisonnante, un havre de paix, une seconde patrie.

L'écrivain et poète Katherine Mansfield, pionnière des villégiatures provençales, choisit Bandol dès 1915 pour soigner sa tuberculose. Elle invite ses amis, les écrivains britanniques DH Lawrence (qui mourut de la tuberculose dans un sanatorium de Vence en 1930) et Aldous Huxley, qui achète une première villa à Sanary, puis une seconde où il demeure avec sa famille jusqu'en 1937. C'est à Sanary qu'il écrit Le Meilleur des mondes, entre baignades et pique-niques. Une élite souvent aisée, brillante, des peintres, des écrivains, des musiciens, des critiques d'art, contribue à faire de la Riviera un lieu à la mode. Entre Nice et Marseille, une bohème dorée coule des jours heureux : la romancière américaine Edith Warthon à Hyères, le critique d'art Julius Meier-Graefe, spécialiste de Van Gogh, et sa femme Anne-Marie Epstein à Saint-Cyr, qui invitent souvent Erich Klossowski (le père du peintre Balthus) et son épouse, Dorothée Elise Spiro, muse de Rilke, Arthur Miller à Cassis et Cagnes, Ivan Bounine et HG Wells à Grasse, Vladimir Nabokov à Cannes et Menton, Walter Benjamin à Vence et Nice, Ernest Hemingway aux Saintes-Maries-de-la-Mer, les collectionneurs américains Gerald et Sara Murphy à Antibes, Scott et Zelda Fitzgerald, Somerset Maugham à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Bormes-les-Mimosas abrite Alfred Kantorowicz et une petite colonie russe, dont la figure tutélaire est le poète Sacha Tcherny. A Cagnes, Walter Hasenclever, au Lavandou, Balder Olden... Et Nice n'est pas en reste : Maurice Maeterlinck, l'américain Walter White, Wilhem Speyer, Theodor Wolff, Hermann Kesten, Joseph Roth, Magnus Hirschfeld...

Hans Purmann Sanary 1930

Moïse Kisling Le Port de Sanary 1923
A Sanary, l'écrivain et biographe d'Aldous Huxley, Sybille Bedford, le peintre Moïse Kisling et sa famille, l'historien Wilhem Herzog, les peintres David Seifert, Henri Hayden, Alfred Dupré, Hilde Goldschmidt, Hans Purmann, Rudolf Lévy, Lou Albert-Lazard, la comédienne Cécile Sorel, le chanteur d'opéra Wilhem Ulmer, Klaus Mann, fils aîné de Thomas, qui écrit avec sa soeur Erika un guide touristique de la Riviera en 1931, qui accroît encore la réputation de la région auprès de ses compatriotes allemands, le peintre et photographe Walter Bondy et sa femme Camille (le fond photographique Walter Bondy est visible à la Maison Flotte à Sanary), René Schickelé, Emmanuel Bove, André Salmon... Sans oublier tous les artistes qui gravitent autour du couple Noailles, à Hyères, ou encore Aimé Maeght et sa femme à Vence, Aragon, Cocteau, Matisse, Chagall, Picasso... la liste est étourdissante et bien loin d'être exhaustive. Un feu d'artifice de talents, de succès, de génie qui donne le vertige !


Alfred Dupré Sanary 1927


Si les artistes choisissent la Riviera avant 1930 par goût de la liberté et pour sa douceur de vivre, l'avancée du national-socialisme en Allemagne change la donne. Ceux qui rejoignent le sud de la France avec l'avènement du Reich en 1933, des écrivains, des peintres, sont des réfugiés politiques, parfois violemment opposés au régime, juifs et contraints à l'exil, et pour la majeure partie d'entre-eux, le sud est au mieux un lieu de transit avant la fuite vers un asile plus sûr, ou pire la fin du voyage. Malheureusement, leur statut de militant anti-nazi ne les protégera pas du pire. Et in Arcadia ego... La mort se plaît aussi en Arcadie, symbole du paradis sur terre.
Saint-Tropez, Saint-Mandrier, Bormes, Le Lavandou, Saint-Raphaël, Carcès, Sainte-Maxime, Fayence, Fréjus, Hyères accueilleront ainsi environ 500 exilés, mais Nice et Sanary tout particulièrement. Parce que la petite troupe installée sur place se mobilise et convainc les autres de la rejoindre, les plus aisés apportant parfois hébergement et secours financier, les artistes et intellectuels devenus indésirables en Allemagne affluent, certains pour une courte durée, d'autres pour plus longtemps, quelques uns pour toujours, pour y mourir.
Une plaque apposée par la ville de Sanary sur l'un des murs de l'office du tourisme rappelle le nom de la majorité d'entre-eux, et un circuit du souvenir est organisé sur les lieux où ils ont vécu : l'hôtel de La Tour sur le port, les villas quand elles existent encore, les appartements dans les ruelles de la petite ville balnéaire.


Thomas Mann et sa famille à la Villa Tranquille,  Hermann Kesten à la Maison Constans, Franz et Alma Malher-Werfel au Moulin Gris, Franz et Helen Hessel, qui hébergent Alfred Kantorowicz, au Mas Carreiredo, Bruno et Liesl Franck à la Villa La Côte Rouge, Ludwig Marcuse (qui héberge Stefan Zweig) à la Villa La Côte, le peintre Anton Räderscheidt et sa compagne la photographe Ilse Salberg et ses enfants à la Villa Le Patio, Lion Feuchtwanger et son épouse Marta à la Villa Valmer, sa secrétaire Lola Hamm-Sernau à la Villa Si Petite, Friedrich Wolf et sa compagne Ruth Hermann au-dessus du Café du Port, le journaliste Hans Stemsen à la villa L'Enclos... Et les autres, l'historien d'art Albrecht Niedestein, Walter Dickaut, Arthur Koestler, Gert Caden, Bertold Brecht, Ferdinand Bruckner... Les jolis noms des villas évoquent une villégiature idyllique. Mais si la population n'est pas hostile durant plusieurs années, si certains ont les moyens de vivre confortablement, la plupart souffre de la misère. Tous ne s'apprécient pas forcément et ne se fréquentent pas, et dans "la capitale secrète de la littérature allemande," la culture, la religion et les opinions politiques les divisent. Pour tenter de les réunir et amplifier l'écho de la résistance intellectuelle allemande dans le monde, Lion Feuchtwanger, Bertold Brecht et Willy Bredel fondent la revue Das Wort (Le Mot) en 1936. Éditée en Russie, elle sera le porte-voix des militants opposés au nazisme.
S'ils ne parviennent pas à s'unir, ils se rejoignent dans l'angoisse qui étreint leurs cœurs, et qui s'amplifie au fil des jours, quand l'espoir de fuir s'amenuise.Toutes leurs lettres font part de leurs inquiétudes pour leurs familles restées en Allemagne, de leurs espoirs dans les démocraties occidentales et les comités de soutien - l'Association de défense des écrivains allemands créée dès 1934 à Paris sera à l'origine de la Bibliothèque de la Liberté. 11 000 ouvrages interdits en Allemagne seront ainsi collectés dans le monde entier et regroupés dans la capitale - leurs angoisses de ne pas trouver une terre d'asile, les tracasseries administratives sans fin pour obtenir des papiers, l'obsession de la mort et du suicide. Certains mettront fin à leurs jours, quand la faim, la peur et le désespoir, les internements répétés dans des conditions terribles n'auront pas raison de leur résistance. Walter Hasenclever, poète et dramaturge, considéré comme le chef de file de l'expressionnisme littéraire allemand, écrit dans son récit autobiographique Die Rechtlosen : "Alors que nous sommes assis là, dans le jardin, peut-être pour la dernière fois, je me mets soudain à pleurer. Incrédule. Désespéré. Nous les bannis. Nous les sans patrie. Nous les maudits. Quel droit avons-nous encore de vivre ? Alors que les autres doivent mourir ! Ce que nous avons pensé et écrit, ce que nous, appartenant à un peuple qui n'a jamais compris ses poètes, avons cru devoir annoncer : on est plongé dans le train fantôme des démons. Ce monde n'existe plus." 
Walter Hasenclever, interné au camp des Milles, se suicide le 22 juin 1940, préférant mourir plutôt que de tomber aux mains des nazis, dont l'arrivée se rapproche.
 
Le paradis...

L'enfer... Lion Feuchtwanger au camp des Milles

Le 3 septembre 1939, la France et l'Angleterre déclarent la guerre à l'Allemagne. Les opposants au Reich changent de statut et sont considérés, à tort, comme des ennemis de la patrie. Les conditions de leur exil se muent en un véritable enfer. Les dénonciations, les arrestations et les internements s'enchaînent. Appelés à se rendre dans des camps de rassemblement pour y être recensés, ils obéissent avec confiance, persuadés que la France protègera les résistants au nazisme. Leur engagement ne sera ni compris, ni respecté. Espionnés par un agent du Reich, le très séduisant et cultivé Hans Günther Von Dincklage, ancien amant de Coco Chanel, mais marié pour l'occasion à Maximiliane, juive allemande, demi-soeur de Sybille Bedford, ce couple infiltré parmi les exilés sanaryens multipliera les rapports qui permettront aux autorités d'interner les opposants au régime national-socialiste, accusés d'espionnage sur le sol français !
L'armistice du 22 juin 1940, signé par Pétain, supprime le droit d'asile. La France vaincue s'engage à livrer à l'Allemagne les opposants du Reich réfugiés sur son sol. L'espoir d'obtenir des papiers et de quitter la France est réduit à néant. Confrontés au zèle des autorités, dénoncés, lâchés dans l'indifférence générale, la plupart des réfugiés étrangers vont connaître l'internement. Le camp de La Rode à Toulon, le camp des Milles, du Vernet, le camp de Gurs, dans les Pyrénées, réservé aux femmes, ne désemplissent pas. Lieux de détention pour certains qui entrent et sortent, l'argent permettant de négocier, lieux de transit vers les camps de la mort pour d'autres. Lion Feuchtwanger, l'un des opposants les plus farouches, racontera dans son livre autobiographique paru en 1942, dont le titre Le Diable en France parodie de lugubre façon l'expression enchanteresse évoquée plus haut, les conditions de son internement au Camp des Milles et son départ en train organisé par les autorités françaises pour échapper à l'avancée allemande. Voyage éprouvant de plusieurs jours, debout dans un wagon à bestiaux avec ses camarades d'infortune, le train n'arrivera jamais à destination et fera demi-tour. Les informations obscures concernant un convoi d'Allemands, identifié comme un convoi ennemi, les renverront à leur point de départ !


En août 1940, débarque à Marseille, un journaliste américain du nom de Varian Fry. A la tête de l'Emergency Rescue Committee, cet homme élégant, un brin compassé et portant lunettes, est chargé d'organiser, officieusement, la fuite hors de l'Europe de 200 intellectuels et artistes dont les noms lui sont confiés sur une liste secrète. Il s'occupe de monter un réseau, de fournir des faux-papiers, et d'héberger les candidats, avant leur départ par l'Espagne vers les États-Unis, dans une grande maison à Aubagne, la villa Air-Bel. Mais ses activités prennent rapidement une ampleur imprévue : des milliers de demandes affluent et les réfugiés en transit font le siège de son bureau. Totalement débordé, il parvient malgré tout, avec l'aide de son réseau, à débloquer des fonds et permet ainsi à plus de 2000 personnes de quitter la France, comme Annah Arendt, Jean Arp, Hans Bellmer, Victor Brauner, André Breton, Marc Chagall, Max Ernst, Golo Mann, Heinrich Mann, Max Ophüls, Wilfredo Lam, Anna Seghers, Marcel Duchamp, Camille Bryen, Arthur Koestler... Il n'avait malheureusement pas la mission (ni les moyens) de sauver tous les autres, illustres ou anonymes.
Les États-Unis cependant, ferment l'accès à leur territoire dès juillet 1941. Les tendances antisémites y sont déjà très fortes, et le gouvernement américain craint que l'afflux de réfugiés juifs les accentue encore. Alors que la menace se précise, les issues en Europe et en Amérique se verrouillent, facilitant la mise en place de la solution finale. Un très beau livre, Marseille année 40, écrit par Mary-Jane Gold, une riche héritière américaine, jeune et délurée, engagée auprès de Varian Fry, raconte cet épisode de l'histoire. Fortunée, elle met au service de la mission Fry les moyens dont elle dispose pour tenter d'élargir à d'autres réfugiés, qui n'ont pas la chance d'être renommés, la possibilité de sauver leur vie. Son engagement, rare, courageux, rejoint celui du vice-consul américain à Marseille, Hiram Bingham IV, qui délivra des visas sans relâche, bravant sa hiérarchie, Myriam Davenport, étudiante à la Sorbonne, et une poignée d'autres. Mary-Jane Gold est morte sur la côte d'Azur, en 1997, dans sa maison de Gassin, baptisée... Air-Bel.
Le passeport de Varian Fry est finalement confisqué et il est contraint de rentrer dans son pays en septembre 1941. Jusqu'à la fin de la guerre, il écrira pour sensibiliser l'opinion au sort des juifs en Europe. Il est le premier américain reconnu en 1995 Juste parmi les Nations au mémorial de Yad Vashem.


Le camp des Milles, près d'Aix-en-Provence, a été réhabilité comme lieu de mémoire. Centre de recherche et de formation, il se veut centre d'éducation citoyenne et propose des ateliers pédagogiques conçus comme des outils de réflexion et de résistance aux extrémismes, à l'antisémitisme et au racisme. Sur les murs, des fresques peintes attestent de la présence des artistes en détention. Une exposition est organisée en ce moment, Créer pour résister, des dessins et aquarelles réalisées au camp par Bellmer, Ernst, Springer et Wols. En ces temps peureux où le repli identitaire et les idéologies nationalistes se parent d'atours séduisants et trompeurs, ce type d'initiative est plus que salutaire. Essentielle et urgente.


mardi 8 octobre 2013

Le Seigneur des anneaux ou le choc des rencontres

Tu es beau, toi, tu sais ?
Le CERN, organisation européenne pour la recherche nucléaire, situé près de Genève, serait resté pour moi totalement inconnu sans sa star incontestée, le grand collisionneur de hadrons. Je suis une fan, ignare, certes. Mais comment vous faire partager ma passion ? Imaginez un peu une machine aux proportions dantesques, un tube long de 27 kilomètres, enfoui à 100 mètres sous terre, d'une circonférence colossale, dont le coeur, l'anneau, est ravissant, caverne somptueuse tapissée d'une chair de métal rouge et rose. Dans ce méga-colon, des protons, propulsés à une allure vertigineuse, proche de la vitesse de la lumière. Pour pimenter l'affaire, des aimants surpuissants destinés à augmenter le pourcentage de rencontres et de chocs entre les protons, les fameuses collisions, d'où le nom de grand collisionneur. Je suis tombée sous le charme du plus performant des accélérateurs de particules, et avec un nom pareil, c'était inévitable !
Les protons sont des particules, ils nous sont assez familiers, avec les neutrons et les électrons, ils constituent le noyau de l'atome. Là où l'affaire se complique un tantinet, c'est que les protons font partie de la famille des hadrons. Pourquoi ? Pour la bonne raison que les hadrons sont des particules composées de quarks et que nos fameux protons le sont aussi. Jusque là tout va bien, mais je découvre que la famille hadron se subdivise en deux catégories, les baryons et les mésons, qui eux-mêmes se divisent encore. Je jugule mon angoisse naissante en simplifiant, les protons, qui sont des hadrons, sont aussi des baryons, parce que très lourds. Ouf ! Je me crois sortie d'affaire, mais une nouvelle information me plonge dans un abîme de perplexité, je vais tenter d'y voir clair. Le monde des particules (les composites et les élémentaires) est tentaculaire, et évoque une saga inter galactique ou une épopée d'heroic fantasy. Ses membres sont regroupés en grandes familles, comme autant de royaumes. Médiation, chocs, alliances, suprématie, perdition dans des trous noirs, corps à corps explosifs, elles
écrivent une légende palpitante dans la 11e dimension. Bref, les particules, ces entités invisibles, constituent la matière et se distinguent en 2 catégories : les fermions, comme les protons, les électrons, les muons, les tauons, les neutrinos, les quarks, qui sont lourds et forment la matière, et les bosons, comme les photons, les gluons, les gravitons, les axions, les excitons, les polaritons, les inflatons qui agissent comme des médiateurs de force entre 2 particules. Tout s'éclaire si je me rappelle que les phénomènes physiques fondamentaux s'expliquent par 4 forces : la force électromagnétique, la force de gravité, la force nucléaire forte (qui permet la cohésion des noyaux atomiques) et la force nucléaire faible (qui rend possible la fission de l'atome). Chacune des forces comprend son boson médiateur : le photon pour la force électromagnétique, le graviton pour la force de gravité, le gluon pour la force nucléaire forte, et le gluon W pour la force nucléaire faible. Tout cela est follement excitant, et si je reviens à mon point de départ, le proton est un baryon hadron de la famille des fermions. Tout est limpide !
Si les physiciens étudient les particules qui constituent la matière et leurs interactions, c'est pour tenter de déchiffrer et comprendre l'Univers, et le mystère de son apparition. Explorer toujours plus loin, découvrir de nouvelles particules (si, si il n'y en a pas encore assez), savoir si l'Univers ne se contente pas seulement de 3 dimensions, approfondir l'existence d'univers parallèles, le Multivers, connaître la matière noire... un vrai délice.
Se contenter d'observer des particules qui foncent à toute allure doit être fortement ennuyeux, et pour qu'il se passe quelque chose d'intéressant, il faut les contraindre à se rencontrer. C'est la mission du grand collisionneur qui provoque des crash tests de particules à répétition : 100 millions de collisions secondes, des particules totalement secouées pour recréer les conditions d'énergie des premières secondes suivant le Big Bang, il y a 13,7 milliards d'années. Toute cette violence, cette débacle d'énergie, ces particules affolées en surchauffe se percutant à la vitesse de la lumière dans un pogo frénétique, avaient de quoi épouvanter les âmes sensibles et nourrir les visions d'apocalypse. Des trous noirs étaient susceptibles de s'ouvrir, d'engloutir le grand collisionneur, les scientifiques, et nous avec. Mais aucun abîme jusqu'ici n'a ouvert sa gueule béante pour bouloter la planète, n'en déplaise aux pisse-froid et autres oiseaux de mauvais augure.
Qu'est-ce qui peut bien justifier de passer son temps à provoquer des crashs de particules, même si le spectacle de leurs fragmentations lumineuses doit nourrir l'imaginaire et le sens poétique des physiciens, dont je pense qu'ils doivent être largement dotés, à force de contempler et de méditer sur l'origine du cosmos ?

Collisions de protons. Image CMS/CERN

Outre le fait de vérifier la théorie des particules - les scientifiques consacrent beaucoup de temps à vérifier, pour confirmer ou infirmer, le doute est une valeur pour approfondir les connaissances - le but suprême de cette exploration collisionneuse, c'est de trouver le fameux boson de Higgs !

Nous y voilà ! La clef pour comprendre l'Univers, la structure fondamentale de la matière, qui lui a valu d'être joliment baptisé la particule de Dieu, rien que cela ! Grâce à lui, la façon dont les particules se déplacent et acquièrent leur masse devient intelligible. S'il n'existait pas, les particules ne se rencontreraient jamais pour s'agglutiner et former la matière. Le seul problème pour repérer l'excitant boson, et prouver son existence jusqu'ici pressentie, c'est qu'il n'apparaît q'une fraction de seconde, lors de collisions à très grande vitesse entre des milliards de particules. Mission accomplie par le grand collisionneur, en avril 2012. L'existence supposée du boson était enfin avérée. Alors, amoureuse ?
Aujourd'hui, 8 octobre 2013, après un suspens haletant, le prix Nobel de physique a été décerné conjointement au belge François Englert, et au britannique Peter Higgs. Pour ces papis de la physique, qui ont prédit l'existence du boson dès les années 60, la reconnaissance pour leurs recherches arrive enfin. Il était temps ! Champagne ! Et vive l'Europe, sans laquelle le CERN et ses extraordinaires découvertes n'existerait pas !

samedi 5 octobre 2013

Sauvetage

Il y a belle lurette que l'objet kitsch, le bibelot de pacotille (oui, je sais les puristes, le kitsch est beaucoup plus vaste que cela) occupent une place privilégiée dans mon cœur et dans mon décor. Objets sentiments par excellence (j'emprunte ici la définition à Le Corbusier), chargés de mes affects, tremplins naïfs de mes nostalgies et de mon imaginaire, toute une panoplie de choses improbables ont depuis toujours trouvé dans ma maison une place de choix. Mise en scène de mon monde intime, petite usine à rêves dévidant comme un tricotin mon héritage familial et la saveur de mon enfance nomade circonscrite sur l'étagère, les objets toc (définis comme tels par leur valeur de pacotille et mon intérêt compulsif) m'attendrissent par leur ferveur à perdurer et le pied de nez qu'ils infligent au bon goût. Hardiment décomplexés, supportant sans discrédit le voisinage d'objets au design contemporain, ils trônent chez moi tout à leur aise, ennoblis, voire sublimés. Ce joyeux mélange des styles un peu foutraque, à haute teneur sentimentale, clin d'oeil ludique et drôle, poétique et exubérant, a toujours représenté pour moi l'atmosphère idéale et sécurisante nécessaire pour recharger mon énergie de vivre. J'ai déjà parlé sur ce blog de ma passion des boules à neige, des poissons qui s'allument comme des veilleuses, révélant la grotte de leur ventre ouvert, entrailles peuplées d'algues de céramique dorée et d'étoiles de mer écarlates.


Ce ne sont pas les seuls fétiches sur lesquels j'ai jeté mon dévolu au fil de mes pérégrinations d'écumeuse de vide-greniers. Les petits coffrets hérissés de coquillages ou recouverts d'un glacis de miroirs, les cartes postales sur lesquelles la jupe de la danseuse de flamenco froufroute et se soulève, les images relief ou qui s'animent lorsqu'on les incline, icônes profanes, pin-up clignant de l'œil, ou images pieuses, apparition de la Vierge à Bernadette, petite télévision visionneuse qui taille aussi les crayons, vahiné qui se trémousse sur son ressort, boîte à musique dont le couvercle libère une mélodie assoupie et une ballerine captive qui se redresse sur la pointe de son chausson et tourne sur son axe, absente et mélancolique...



Et les miroirs festonnés de rotin, les Vierges de Lourdes qui changent de couleur selon le temps, baromètres sanctifiés et prélèvements respecteux d'eau bénite tout en même temps, tomates salière et poivrière en porcelaine, plaid patchwork au crochet, gondole vénitienne et tour Eiffel lumineuses, coquillages figés dans la résine translucide, cerfs à l'imposante ramure, sombres sapins et bouquets d'anémones brodés sur des canevas, napperons en dentelle de plastique. Je pourrais égrener ma liste top nostalgie encore longtemps. J'ai toujours préféré les cavernes d'Ali Baba des Emmaüs pour éclairer et meubler mes intérieurs, trouvailles revisitées et enchantées à ma façon.

Dans un film de Robert Guédiguian (La ville est tranquille ?), Ariane Ascaride contemple la chambre à coucher démodée, restée intacte après le décès de la mère âgée de l'homme qui l'a invitée à venir chez lui, joué par Gérard Meylan. Je ne sais plus si c'est elle, ou bien lui, qui affirme que les meubles sont la vie des arbres et la vie des gens. A l'extérieur, l'usure et la patine du vieux mobilier raconte l'usage au fil des jours, le passage répété de la main qui lustre comme une caresse, les coups du sort, le tiroir qui résiste, les petites écorchures laissées par les ongles autour des poignées, les griffes du chat incorrigible, le papier à fleurs punaisé sur les étagères. A l'intérieur, c'est le bois brut, avec ses veines, ses barbes pelucheuses, envers du décor indigne du moindre coup de rabot, et tous les traits de crayon et les chiffres de mesure du charpentier. Pour tous ces détails, le rafistolage, la petite cale bricolée qui coince la porte rebelle, le trou reprisé dans l'étagère avec un morceau de boîte de conserve découpé et cloué, j'aime les meubles qui ont servi.
Par devoir de reconnaissance envers tant de loyauté et d'humilité, je me suis souvent consacrée à leur offrir une seconde chance. Sauver les meubles, c'est un peu sauver le monde. Réparer les choses, c'est en même temps prendre soin de soi. Combien de fois n'ai-je pas vérifié l'apaisement de tourmentes intérieures en même temps que j'étais engagée dans l'opération de sauvetage d'un petit chevet gracile comme un faon ou d'un plantureux buffet débonnaire ? Le doute, le sentiment d'inutilité, le manque de respect de soi qui ne manquent pas de tenailler épisodiquement l'ego le plus solide, finissent par céder, emportés par l'effort physique, la jubilation de puiser dans sa créativité et son savoir-faire pour un résultat concret et gratifiant. Sauver un meuble devient une catharsis, j'oserais dire une pratique spirituelle.


Je ne résiste pas à la tentation de publier les portraits de quelques rescapés, Boudu sauvés qui coulent des jours heureux dans une vie nouvelle, rajeunis, restaurés par mes soins, conjugués à ceux de mon amie Cricri.
Nous œuvrâmes longtemps de concert, à quatre mains, penchées et recueillies sur les corps couchés de nos pensionnaires convalescents.
J'écrivais ce billet quand les nouvelles du drame de Lampedusa ont assombri les JT. Les vicissitudes des vieux meubles sont dérisoires face à la tragédie humaine. Je suis effarée par ces milliers de personnes qui ont tenté de rejoindre l'Europe dans l'espoir d'y trouver une existence meilleure et ont perdu la vie dans des circonstances scandaleuses.
25 000 personnes sont mortes depuis 20 ans en essayant de rallier les côtes italiennes, au bout de véritables calvaires, entassées sur des rafiots sans eau ni vivres. A l'heure du dîner, la Méditerranée charrie les cadavres jusque dans mon assiette, les pauvres dépouilles d'êtres humains si démunis et malheureux, qu'ils ont pris le risque de sacrifier leur vie et celle de leurs enfants pour échapper à une existence indigne. J'ai mal au cœur, à l'âme, j'ai mal partout, et je reste devant ma télé, stupide, honteuse, anéantie par mon impuissance.

La civilisation européenne est moribonde, et se barricade, pour tenter de protéger sa suprématie illusoire qui n'éclaire plus que sa peur, son absence de compassion, son mépris de la dignité humaine et des possibilités infinies de la vie. En manquant à son devoir de solidarité, elle se prive des moyens offerts par l'immigration de régénérer sa culture et son économie.
Ce billet guilleret, commencé tout léger, plonge dans le chagrin. Ma passion du sauvetage a tout à coup un goût amer. Je ne peux faire que cela, accompagner par la pensée ces êtres sacrifiés, ces vies perdues que personne ne put sauver des eaux, comme une prière.




jeudi 22 août 2013

Ronds d'eau (la ballade du ricochet)



Cyril Jarton est écrivain et critique d'art. Son travail d'écriture, il le traduit dans l'espace et en actions façon happenings et met en scène poèmes et textes performances. Enseignant à l'Ecole Supèrieure d'Art d'Avignon, ses travaux de recherche portent depuis quelques années sur le jeu comme art et mode de vie. Fondateur de la Fédération Mondiale du Ricochet, il se veut théoricien du rebond du petit palet sur l'eau et organise depuis 2010 des championnats du monde (j'ai appris que le record est détenu par l'Américain Russel Byars avec 51 rebonds en un seul lancer !).

Nous devons à Cyril Jarton d'avoir exhumé et porté à notre connaissance les recherches d'un scientifique italien du XVIIIe siècle, Lazzaro Spallanzani (Lancers et rebonds de pierres sur l'eau aux éditions Villarrose). Son essai, paru en 1765, et qui porte le titre magique de De lapidibus ab aqua resilientibus dissertatio, rend compte de ses expérimentations concrètes pour établir les lois physiques du ricochet, l'étude de la rotation du petit galet, la proportionnalité entre sa vitesse minimale et la racine carrée du rapport poids-surface et autres complexités mathématiques. Le ricochet est une énigme qui devrait nous émerveiller et qui continue de passionner les scientifiques partout dans le monde et depuis plusieurs siècles. Pourquoi un petit galet lancé à la surface de l'eau préfère-t-il rebondir sur la surface fluide plutôt que couler à pic ? Se contenter de le jeter lourdement provoque la noyade. Mais le lancer avec la technique qui convient entraîne un chapelet de petits sauts réjouissants, qui dessinent à chaque impact des ondes concentriques à la surface de l'eau, jusqu'au dernier plouf, la force de l'élan une fois épuisée. Ainsi il faut saisir le galet entre le pouce et l'index et le lancer dans un mouvement gyroscopique dans lequel le bras et le poignet participent avec vigueur et souplesse. Le lanceur se tient perpendiculaire au plan d'eau, les jambes fléchies. Il peut lancer immobile ou avec élan, avec un mouvement du bras d'avant en arrière ou du haut vers le bas, ce dernier avec un angle de 20° garantissant le lancer le plus puissant et le plus fécond en rebonds.
Outre la dimension sportive et scientifique, le ricochet recèle d'inépuisables trésors. Richesse artistique et ludique, onirique et poétique, et même philosophique. Sous le regard de Cyril Jarton, la trajectoire du ricochet sur l'eau devient métaphorique de la vie elle-même. Ne parle-t-il pas du grand saut, le premier avant l'impact, puis de la danse, la succession des rebonds, puis de la traîne, le glissé final avant le coulé définitif ?


Chaque championnat est l'occasion d'organiser des ateliers pour réaliser les palets en terre glaise et le public trouve là une opportunité créative et la possibilité de (re)découvrir les berges des étangs et des rivières. La dimension collective s'élargit avec l'impact écologique, le plaisir au bord de l'eau générant le désir de protéger les sites accueillant ces manifestations joyeuses et bon enfant. Les petits palets de glaise tombés sous l'eau sont vertueux et contribuent à fixer et consolider les fonds des lacs et des cours d'eau.
Le collectif de la Folie Kilomètre, groupement de plasticiens, d'artistes du spectacle vivant et d'aménagement du territoire basé à Marseille s'est emparé du ricochet pour l'exploiter à sa façon... lumineuse. Il organise des championnats du monde de ricochets, fluorescents cette fois. Célébrant le côté "générationnel, fédérateur, humaniste, pacifiste et gratuit " de ce sport amateur et l'élevant au niveau d'un véritable " art naïf ". Plouf, plouf et plouuuuuuuuuuuuuuffffffff !

dimanche 2 juin 2013

Leurre des braves


En 1943, l'armée américaine recrute un millier d'hommes, choisis pour leur créativité, leur maîtrise de l'illusion et leur sens du spectacle, en un mot des... artistes. Peintres, designers, scénographes, décorateurs, maquilleurs, costumiers, comédiens, spécialistes des effets spéciaux, bruiteurs, truqueurs en tout genre... ces soldats singuliers forment le 23e Régiment des Troupes Spéciales dont les activités sont tenues top secret, et pour cause.

Cette unité, baptisée the Ghost Army, est chargée d'utiliser tout son talent pour tromper l'ennemi ! Experts du leurre, professionnels du trompe-l'oeil, as du camouflage et du faux-semblant, leur créativité et leur savoir-faire seront dédiés à détourner l'attention des Allemands, à dissimuler le théâtre des opérations de la guerre derrière un rideau de fumée, à donner le change pour dissimuler le lieu réel des offensives.
Divisions fantômes, armes factices en caoutchouc, tanks et avions gonflables, tout un arsenal de carton pâte est habilement mis en scène pour laisser croire que les alliés sont plus nombreux, mieux armés, positionnés ici et surtout pas là-bas. Des simulations de mouvements de troupe, des bases militaires et des aérodromes factices, des bandes son enregistrées et des effets de lumière pour des offensives bidons, des émissions de radio truquées, la mise en circulation contrôlée de fausses informations, répandues par des agents doubles et des comédiens jouant le rôle d'officiers éméchés et bavards dans des lieux publics, le show n'a qu'une seule finalité, leurrer Hitler et ses troupes sur les réelles positions des alliés en Europe et le projet de débarquement en Normandie. La Ghost Army sème ses petits cailloux trompeurs, fournit des preuves fabriquées, manipule, escroque, triche, pour la bonne cause !


Stupéfaction ! Illustration A. Shilstone


Cela ressemble à une guerre d'opérette ! Des soldats soulèvent d'un mouvement d'épaule un tank léger comme une plume, sous le regard ahuri de deux témoins imprévus, et l'écusson de la Ghost Army rappelle étrangement celui d'une unité spécialisée de comédie, pourfendeuse au cinéma de revenants et autres succubes.
Une poupée de chiffon, baptisée Rupert, a même été jetée en milliers d'exemplaires dans les airs pour simuler un parachutage allié. Elle s'autodétruisait au sol pour ne laisser aucune trace du subterfuge.




Un Rupert et son parachute

Ces opérations menées derrière les lignes ennemies, si elles peuvent faire sourire, n'en comportaient pas moins des risques réels. Les leurres, si grossiers qu'ils nous paraissent aujourd'hui, ont quand même fonctionné. Des milliers de vies ont été sauvées. Les Allemands abusés ont gardé leurs troupes concentrées dans le Pas de Calais, ignorant le lieu réel du débarquement, en Normandie.


Un documentaire rend enfin hommage à cette unité hors norme, contrainte au secret par l'armée américaine jusqu'en 1996, réalisé par Rick Beyer, et visible cette semaine pour la première fois en France sur la chaîne Histoire. Mais hors les missions improbables qui leur étaient confiées, les hommes de ce régiment se sont distingués aussi comme des chroniqueurs talentueux.

John Jarvie
Jeunes artistes, diplômés d'écoles d'art ou débauchés dans des agences de publicité ou de design, ils ont dessiné et peint leur quotidien en temps de guerre durant leurs missions secrètes en Europe entre 1944 et 1945, les copains trempés montant la garde, l'attente à l'arrière des zones de combat, les ruines et les paysages défaits, mais aussi les doux villages de France, les jolies filles sur leurs vélos, et les portraits poignants de tous les êtres rencontrés, mis à nus par la guerre, compagnons de régiment, réfugiés, orphelins... Sur le site dédié du film, http://ghostarmy.com/  très documenté, se trouvent des photos émouvantes, si calmes et paisibles après la tempête... elles montrent ces soldats assis parmi les ruines, le crayon à la main, la boîte de couleurs ouverte, concentrés sur une autre mission, aussi exigeante, aussi essentielle, rendre compte de ce qu'ils voient, captant la lumière au coeur des ténèbres, tenant en respect le carnage et la peur. Beaucoup de ces artistes ont eu une influence majeure après-guerre sur le monde de l'art : le designer Bill Blass, le sculpteur et peintre Ellsworth Kelly, le photographe Art Kane, l'illustrateur Arthur Singer, ou encore Arthur Shilstone... leur témoignage exceptionnel de cette période de leur vie est rendu public dans une exposition au Edward Hopper Art Center, à New-York, en ce moment même. Exposition à l'initiative de Rick Beyer, toujours lui, co-auteur du livre Artists of deception, the Ghost Army et qui n'en finit pas de rendre justice à ces artistes soldats effacés de la WWII, aujourd'hui réhabilités. Sortis de l'ombre, ils brillent d'un éclat particulier... These lights are particularly bright when the night is dark. They light the way for Humankind... (Hannah Senesh, il me semble).

1944. Arthur Singer
Dessins de Bill Sayles


Autoportrait. Arthur Singer

He never smiled. Victor Dowd

Harold Laynor
George Vander Sluis
L'art du trompe-l'oeil n'est pas l'apanage des Américains. En 14-18, l'armée française crée la première section de camouflage, dont l'emblème, un petit caméléon, était brodé sur un brassard rouge et blanc.


Artistes et décorateurs vont ainsi consacrer leur talent et leurs compétences pendant toute la durée de la guerre à réaliser des leurres, et ce sont les camoufleurs français qui formeront les Anglais, les Belges, les Italiens et les Américains à l'art du décor en temps de guerre. La connaissance des peintres de la direction de la lumière et de l'angle d'observation permettra de jouer sur les ombres portées des objets. L'apport des peintres cubistes sera déterminant : leur maîtrise de la fragmentation des formes permettra aux objets de se fondre littéralement dans le paysage !
Véhicules, bosquets peints sur toile, vaches paissant dans les près, arbres creux démontables protégeant des périscopes, faux soldats en embuscade, masquage de routes pour protéger les convois... La section de camouflage ose tout, transforme le grand canal du parc de Versailles en ruisseau champêtre, et déplace le nord de Paris et sa banlieue du côté de Roissy.
Les artistes français combattants s'attacheront aussi à transmettre la tragédie et la fraternité des armes. L'un des témoignages les plus touchants est le carnet de Renefer, adressé à sa fille de 8 ans. Il lui raconte la vie quotidienne des poilus, en évitant l'horreur et le carnage. Avec une infinie délicatesse, il aborde la mort de milliers de soldats tombés sur le champ de bataille, et la fragilité de son propre destin.