La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

mardi 27 mars 2012

Vache moqueuse et drôle de guerre

J'adore la Vache qui rit, ruminante cramoisie et hilare. Mais je m'interroge sur le sens de l'humour de l'Etat Major de l'armée pendant la guerre de 14, qui l'avait choisie comme effigie goguenarde ornant les camions de ravitaillement en viande des soldats sur les champs de bataille. A l'époque, l'auteur du dessin, un génie de l'illustration, Benjamin Rabier ( la baleine sur le paquet de sel des Salins du Midi, c'est lui ! ) avait choisi sa robe brune et elle ne portait pas de boucles d'oreilles. Mais quel effet boeuf pouvait produire cette diablesse cornue s'esclaffant sur les lieux du carnage, où la viande saignante des corps en charpie gisait dans la boue ? L'esprit de dérision au coeur de la drôle de guerre, rempart érigé contre la tragédie et la souffrance ? Volonté de remonter le moral des troupes ou inconscience mêlée d'arrogance ?

L'origine de la Vache qui rit est depuis longtemps tombée dans les oubliettes de l'Histoire et c'est pour son lait, non pour sa viande, qu'elle est restée célèbre. La boîte ronde en carton de portions de fromage crémeux, hachurée de bleu sur toute sa hauteur, avec le petit bout de ficelle qui dépasse et qui se tire en découpant un cercle tout autour pour détacher le couvercle, accompagne les souvenirs d'enfance de générations entières. La star de la pâte à tartiner, aux couleurs de la France, trône toujours sur la table du repas de milliers de familles. La petite portion emballée comme une friandise reste prisée pour le goûter et le pique-nique à la bonne franquette. Ah ! la petite langue rose sur le côté pour déshabiller le fromage tendre qui jaillit tout nu, lisse et pâle, de sa pelure d'aluminium, si fragile qu'il faut un doigté délicat pour ne pas le meurtrir. La moindre pression un peu trop appuyée s'inscrit en creux dans la pâte molle, et complique l'épluchage de la fine pellicule argentée qui se déchire.
Moi, j'étais fascinée par les longs cils de la coquette et son regard en coin, et surtout ses deux boucles d'oreilles qui répercutaient sans fin comme un écho, la vache sur la boîte, avec, accrochée à ses oreilles, la vache sur la boîte, avec, accrochée à ses oreilles, la vache sur la boîte, avec,  accrochée à...
Mais le moment venait toujours trop tôt où je devais renoncer à explorer les abysses, même armée d'une loupe, je devais remonter à la surface, vaincue et de mauvaise humeur.
Le vertige de l'infiniment petit, l'ivresse des profondeurs, le même qui enfante du même, qui duplique sans répit au coeur de la plus infime particule qu'il contient et génère, une structure incluse parfaitement reproduite à l'identique. J'appris plus tard que ce phénomène qui exerçait sur moi une force d'attraction centripète quasi hypnotique, était appelé une mise en abyme. La Vache qui rit est l'image la plus élémentaire, la plus populaire du principe d'autosimilarité. L'animal en délire sur la boîte qui contient l'animal en délire sur la boîte, perspective en entonnoir qui provoque un étrange effet de siphon, aspirant le regard.
Le tableau peint dans le tableau, le miroir dans la peinture qui réfléchit le sujet représenté, le récit serti dans le récit, le film qui se tourne dans le film, le rêveur qui rêve qu'il rêve... autant de situations troublantes qui bousculent les repères, donnent le tournis et procèdent du même artifice.
Quand la structure du microcosme est identique au tout qui le contient, le discours scientifique l'appelle un objet fractal, comme dans la nature les flocons de neige, les nuages, les rivières et leurs affluents, les choux, boursouflés de bouquets de petits choux comme des bourgeons siamois, les fougères, dont les fines feuilles ciselées sont comme autant de fougères miniatures, dans le corps humain les vaisseaux sanguins. De la même façon chaque vie individuelle contient l'univers entier. Ainsi, je suppose que cultiver son jardin intérieur vibre +++ dans le grand potager cosmique.


Au quotidien, chacun d'entre nous est familier de ce type d'organisation dégressive imbriquée et semblable, dite aussi gigogne. Qui ne connaît les matriochka, petites poupées russes en bois peint, les jeux de tables du salon, qui se rangent les unes sous les autres, fonctionnelles et modulables, apanage de la maison moderne évolutive, ou les boîtes Tupperware avec leur couvercle étanche que j'empilais sans fin quand j'étais môme, comme un jeu de cubes.

Les grand-mères connaissaient déjà le principe, décliné dans la suite des pots à épices alignés sur l'étagère, le plus grand contenant le sucre, le plus petit le poivre, ou dans le buffet, les séries de saladiers de taille à peine différente, tout juste ce qu'il fallait pour parfaitement les encastrer les uns dans les autres. Cette petite différence, à peine perceptible, ce rien du tout qui ne se révélait totalement que grâce à l'adaptabilité parfaite de l'objet imbriqué dans le précédent, mais pas dans un autre, enfant, j'en étais toute retournée. Un équilibre absolu, une relation sereine et sage. Une loi parfaite ordonnait et soutenait chaque élément de l'ensemble, le plus petit englobé et protégé dans le plus grand. Cette harmonie tapie dans la pénombre du buffet, m'enveloppait de quiétude dès que j'en ouvrais la porte, dans une effluve odorante de cannelle et de cumin.

jeudi 1 mars 2012

Made in France

A  la veille d'embarquer au Havre à destination du Canada, sur un paquebot joliment baptisé le Seven Seas, mes parents reçurent un cadeau d'une de leurs amies, un livre de photographies qui racontait le pays qu'ils s'apprêtaient à quitter, la France. Les années 50 étaient bien entamées. Ce livre accompagna ma famille durant toutes les années de ses pérégrinations autour du monde, comme un trésor, gros de nostalgie. Aujourd'hui encore, il garde une place de choix dans la bibliothèque. J'étais une toute petite fille qui ne savait pas encore lire, je l'ai d'abord feuilleté comme un livre d'images. Les photos pleine page sont signées Willy Ronis, Robert Doisneau, Brassaï, Jean-Pierre Sudre, Cartier-Bresson... Je découvrais la France comme un pays lointain, trop jeune pour avoir des souvenirs, avec le regard des plus talentueux de ses photographes, témoins attentifs amoureux de ses villes, ses champs, ses toits, ses habitants, mes rétines définitivement éblouies. Je découvrais la France en noir et blanc, en gris aussi, couchée sur un papier épais et velouté, je la caressais du bout des doigts, marquée au fer rouge par tant de douceur. J'appris à lire les lettres de l'alphabet, et ce livre fut mon manuel d'apprentissage. Le Dictionnaire de la France pittoresque, c'est son nom, est conçu comme un répertoire de A jusqu'à Z. A chaque lettre est associé un mot, qui évoque une chose, comme une référence, parce qu'une chose est sûre quand elle est sue, une photographie illustre chaque proposition, et à la fin, la France est épelée toute entière.
a les arbres et les allées qu'ils font, b les bêtes et leurs blasons,  
c les choses et leur leçon, 
d les douze mois de l'année, janvier juché sur la première bosse du poing refermé,

février toujours tombé dans le creux qui vient après,
 e les églises et ce qu'elles écrivent dans le ciel, f le langage des fleurs, 
g les gens, tous les gens, qui font h ses habitants... 




Comme dans une leçon de choses, emblème de l'école publique républicaine, qui apprenait le fruit, et la fleur, son pistil, et le pollen qui la féconde, et le vent qui sème, dessinés sur des planches en couleurs, j'ai fait l'inventaire des choses essentielles, singulières, qui toutes ensemble font la France. Comme les villes ont leur index des rues classées par ordre alphabétique, j'avais mon répertoire de France pour ne pas me perdre.
a l'abbé qui sonne l'angélus b la belote au bistrot c la cloche et son carillon d le déjeuner du dimanche e l'écolier étourdi que l'étude ennuie f la fine farine et le fournil g la girouette grinçante h la haie de hêtres en haut du hameau i l'impasse à l'impossible issue j le jasmin dans le jardin, et la jonquille et la jacinthe k  le kilo de kiwis l le lait et la laitue m le monument aux morts n le nid et la nichée o l'oronge orange après l'orage p le poireau planté dans le potager q le quignon et le quatre-quart r le ruisseau et les rives de la rivière s six saucisses et sept saucissons secs t la tuile sur le toit u les us et les usages qui ne s'usent pas si je les utilise, contrairement aux ustensiles v les vieilles qui vont aux vêpres w le wagon   x... x... le xylophone et le xylocope y le yo-yo et le youyou et z le zèbre au zoo.


Bien avant d'y vivre, j'ai inventorié mon pays, je l'ai appris par coeur, j'ai fait résonner les noms des choses, des animaux familiers et des fleurs, des métiers et des arbres, je l'ai rêvé, je me suis préparée à la rencontre pour de vrai. Lorsque je suis revenue, les années 60 à la campagne se contentaient de succéder paisiblement aux années 50 sans bousculer ce que j'avais acquis, et je ne fus pas dépaysée. Je me souvenais de mes leçons de France, j'étais en terre amie, conquise ( la terre, et moi en même temps ) depuis belle lurette. Je m'y suis retrouvée, j'y étais bel et bien.
Si le dictionnaire pittoresque m'a offert la France, il m'a aussi révélé la majesté des lettres de l'alphabet, le pouvoir des mots, la musique d'une langue où demeurer avant même un pays pour s'y enraciner, l'épaisseur du papier, la densité de l'encre, la puissance d'une photographie quand le regard du reporter est rempli de respect, le plaisir d'un beau livre qui me procure toujours, quand je parcours ses pages, la même émotion, intense, intacte. Et même si aujourd'hui je me sens européenne, et aussi citoyenne du monde, terrienne sur ma planète, traversée par la même énergie qui anime l'Univers, patriote de l'Humanité comme Chaplin aimait se définir lui-même, j'aime vivre ici, en France.

André Garban.
















Les photographes de mon livre sont parmi les plus brillants des représentants de l'école humaniste, qui plaçaient l'homme et son environnement au coeur de leurs images, courant qui a profondément marqué de son empreinte l'histoire de la photographie en France. J'ai retrouvé une image prise par mon père, et je ne résiste pas à la tentation de la faire résonner avec une image d'André Garban. Ses Noces à la campagne, datées de 1951, chantonnent en duo avec la Noce à Poissy paternelle, datée de 1957. Petite musique désuète, comme un air populaire qui raconte une époque à tout jamais révolue.
Bye bye la France de mon enfance, hello welcome la France d'aujourd'hui. Les mariées portent toujours du blanc, mais les noces dorénavant en voient de toutes les couleurs, celles des boubous et des robes de princesses des mille et une nuits. Et mon dictionnaire de France, je l'épelle autrement.
a Astérix et les assedics b la baguette et le baccalauréat c Carrefour et les carambars d Dagobert et la Déclaration des droits de l'homme e l'exception culturelle f la fête des mères et le front populaire g Godard et les gauloises bleues h les herbes de Provence et les 35 heures i l'IVG  et l'INSEE j Jeanne d'Arc et l'eau de Javel k khâgne et le kouign amann l Larousse et le petit Lu m la Marseillaise et le mariage pour tous n Napoléon et la naphtaline o Opinel et outre-mer p Paris et le PACS q le quatorze juillet et Quasimodo r le RSA et la République s la sécurité sociale et le Saint-Cyrien t la Tour Eiffel et le TGV u ULM et Ubu v Verdun et Vercingétorix w Wallis et Futuna x l'école Polytechnique y l'Yonne et Yourcenar z Zola et Zavatta.