La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

dimanche 4 novembre 2012

Intense coup d'oeil ( avec cils )


Le mascara est devenu un accessoire essentiel à la féminité, grâce aux recherches des laboratoires de cosmétique les plus performants. Si je crois la publicité, seul le mascara donne de l'expression au regard. Sans lui, mes yeux ne trahissent qu'un vide insondable. Pour avoir l'air intelligent, l'air intelligent que seule une star peut poser sur le commun des mortels, je dois habiller mes cils, qui signalent mon imbécilité quand ils sont tout nus. Cette pâte colorée que la femme soucieuse de son apparence prélève tous les matins dans un tube, à l'aide d'une petite brosse profilée spécialement étudiée pour épouser la courbe des cils et éviter le dépôt de paquets grumeleux inélégants qui entravent le mouvement naturel des paupières qui se doivent de battre expressivement, le mascara disais-je, et je reprends mon souffle, a atteint le summum de la technicité.
Vitaminé, activant la pousse des cils et stimulant la micro-circulation, chargé de fibres de soie et de cires gainantes pour lustrer cette frange délicate qui ourle mes paupières, il existe en version waterproof pour résister aux larmes ( les scientifiques, renseignés par de multiples études, anticipent le moindre chagrin de la gent féminine, détectée sensible et émotive ), aux ondées ( chacun sait que les femmes, fantasques ou inconscientes, adorent se promener sous la pluie battante, leurs visages offerts dégoulinant, refusant obstinément de s'abriter sous un parapluie, en admettant qu'elles connaissent l'usage de cet objet pourtant banal ), aux plongeons ( décidément, les femmes ont une nette propension à mettre la tête sous l'eau les yeux maquillés ). Un mascara digne de ce nom allonge, recourbe, assouplit, booste, densifie sans s'effriter, fortifie, démêle, texturise, étire, pigmente, enrobe, veloute, lisse, désolidarise. Chaque cil est peigné, éduqué pour devenir autonome dans un ensemble harmonieux duquel il ne saurait se séparer. Il a la conscience de son unicité, élastique, étoffé, érectile, voluptueusement curly, mais n'en garde pas moins la fierté d'appartenir au groupe. Le cil dompté donne une magnifique leçon de démocratie participative dont toute rébellion est exclue.


C'est donc avec mes cils disciplinés, mais néanmoins dotés d'un charisme intelligent redoutable, moulés dans un mascara technologie 3D lift up double extension longueur pulpeuse, que j'ai décidé d'écrire un petit billet très doux sur Patrick Jacobs, artiste new-yorkais qui crée d'exquises miniatures en bricolant comme un maquettiste maniaque du dimanche : avec du polystyrène, du bois, de la cendre, de la fécule de pomme de terre, du talc, du papier, de la colle et des ciseaux. Ces petits mondes minutieusement élaborés sont nichés dans des boîtes, dont l'intérieur se révèle à travers un oeilleton muni d'une lentille grossissante, dont le plus petit ne fait que 3 cm de diamètre. Ici, l'intérêt d'une rangée de cils souples est évidente... une frange rigide hérissée autour de la paupière empêcherait tout rapprochement entre l'oeil et le petit hublot. Mon regard donc, aidé par mes cils coopératifs, découvre des scènes bucoliques dont les seuls sujets sans histoire sont d'innocents bouquets de champignons blottis dans la mousse ou de diaphanes pissenlits plantés dans l'herbe verdoyante, des paysages à l'horizon désert ou des intérieurs de maisons de poupées, vides de ses occupants. Au-delà de la prouesse technique, chef d'oeuvre de minutie, il semblerait que l'artiste facétieux ne donne rien à voir. Il m'entraîne pourtant dans une tranquille contemplation, une mystérieuse rêverie absorbée dans la minutie du détail d'un univers modeste qui s'impose dans toute la force poétique de l'infiniment petit. Attentive, impliquée, je (re)découvre la grâce miraculeuse du champignon minuscule doté du pouvoir de me rendre confiance et sérénité. Vivante et intelligente jusqu'au bout de mes cils ! Rangés en bataillons serrés, admirablement vibratiles, ils en frémissent de plaisir, leur pulpe superbe gorgée d'allégresse.

vendredi 17 août 2012

Demain est un autre jour

Je découvre les projets du designer Mathieu Lehanneur qui me touchent particulièrement, et comme chaque fois que je suis émue, je deviens volubile. Et puis, je rattrape un peu le temps perdu. Non que mon enthousiasme se soit éteint, mais mon énergie était canalisée depuis quelque temps sur d'autres projets, fort louables, et professionnels ceux-là.
Mathieu Lehanneur a le souci de l'autre et crée des objets utiles et généreux, prenant soin de l'être humain, de ses désirs, ses émotions et ses croyances. Un design compatissant, pour apprendre à mieux vivre, mieux s'occuper de soi, apprendre à s'aimer, se soigner.


De si jolis médocs...

Les objets thérapeutiques, ludiques, poétiques et mystérieux réinventent le lien entre le malade et ses médicaments. Ils agissent comme des provocateurs à suivre le traitement, combattent le découragement, stimulent la combativité. Mathieu Lehanneur est le bon et beau docteur qui nous fait avaler la pilule sans effort, le Clooney du design qui sauve. Grâce à lui, les médicaments deviennent des alliés, communiquent avec le patient, le sollicitent, le soutiennent, et optimisent la guérison. Les bâtons de somnifères infusent lentement dans l'eau et invitent à la rêverie avant d'aller se coucher. Les potions vibrent et pétillent, en pleine effervescence, les cachets comme des perles s'égrènent en chapelets, les antibiotiques s'effeuillent jusqu'à leur coeur, coloré et joyeux, un coeur symbole d'espoir et de guérison, les doses se gonflent pour signaler la prochaine prise... le médicament devient un bel objet, ergonomique, épuré, efficace, intelligent, qui anticipe, informe, minimise les manquements du patient au protocole de soin et l'aide à rester sur le bon chemin.



Demain est un autre jour est une commande de l'unité de soins palliatifs de l'hôpital des Diaconesses Croix Saint Simon à Paris. Dans ce lieu d'accompagnement de la fin de vie, quand il n'existe plus de traitement, il reste l'humanité, le besoin d'élévation spirituelle, l'appel à la sérénité, la profondeur, tant pour les patients et leurs proches que pour les soignants. Dans chaque chambre, fixé sur le mur, Mathieu Lehanneur propose une icône symbolique, un hublot rebondi, comme une larme de rosée qui réfléchit le ciel... du lendemain, n'importe où dans le monde. Le malade est transporté ailleurs, sous le ciel qu'il choisit, les murs de la chambre s'évanouissent, et la mort s'éloigne pour aujourd'hui.
Quand les jours sont comptés, quand la perspective du lendemain s'amenuise, se charge d'angoisse, gagner une journée de plus est un cadeau. L'océan est tout entier contenu dans une seule goutte d'eau. Dans une bulle de ciel, toute la beauté de l'Univers est concentrée, invitation à la méditation, à nous relier au grand tout. Sur la surface d'un grain de riz, un peintre japonais dessinait le monde, avec ses montagnes, ses mers, ses rivières et ses plaines. Dans les jardins zen, un simple caillou raconte toutes les montagnes. Le hublot sur le mur de la chambre offre une vision cosmique de l'éternité.

Voir un monde dans un grain de sable,
Et un ciel dans une fleur sauvage,
Tenir l'infini dans la paume de la main,
Et l'éternité dans une heure...
W. Blake. Songs of Innocence.

Demain est un autre jour est un projet né grâce au programme des Nouveaux Commanditaires, créé en 1991 au sein de la Fondation de France. Bouchers, fleuristes, restaurateurs, ingénieurs, associations, enseignants, étudiants, municipalités, clubs sportifs, collectionneurs, équipes médicales... assistés de médiateurs, dans toute l'Europe, ces mécènes d'un nouveau genre commanditent des projets artistiques pour le bonheur de tous, retricotent le lien entre citoyens et créateurs, offrent à l'art contemporain une nouvelle raison d'être. Plus de 250 projets ont ainsi vu le jour, et cela n'est pas prêt de s'arrêter. Bonne nouvelle, non ?

dimanche 12 août 2012

Le Long Maintenant ( ou comment prendre tout son temps )

Une idée lumineuse a germé en 1994 dans l'esprit visionnaire de Stewart Brand, écrivain et futurologue américain, qui nourrit depuis la période hippie une réflexion originale et... optimiste. Créateur de l'expression personal computer,  il est l'auteur du Whole Earth Catalog dans les années 60, ancêtre du Catalogue des Ressources européen, qui répertorie et permet la vente par correspondance des meilleurs produits accessibles sur le marché, des outils essentiels et performants pour s'éduquer et mener une existence auto-suffisante et alternative. Défenseur ardent du partage des connaissances et de l'éducation populaire, partisan de rendre à l'être humain sa capacité créatrice, son pouvoir d'expérimentation et son autonomie, le WEC devint la bible des adeptes de la contreculture américaine.
En 1994, donc, il crée The Long Now Foundation et lance le projet d'une horloge éternelle, conçue pour fonctionner 10.000 ans et au-delà, un outil encore, pour amener l'être humain à ralentir, se donner le temps de la réflexion, mesurer sa responsabilité et concevoir l'avenir autrement ( dans ses dimensions économiques, sociales et surtout écologiques ). L'instant comme éternité, l'implication aujourd'hui pour définir demain, lentement et sûrement. Un monument, une oeuvre d'art érigée à la gloire de la responsabilité dans le présent. Un éloge du ralenti, une vigie qui en appelle à notre conscience de gardien de notre planète Terre et nous incite à transcender les limites de la vie humaine pour penser plus loin que le bout de notre nez, redonner du sens et du pouvoir à notre quotidien. Un réveil matin big size de nos consciences anesthésiées, de notre sentiment d'impuissance endémique utilisé trop souvent comme un alibi.
Toute une bande d'allumés, pour la plupart des chercheurs de la Silicon Valley, s'associe au projet de Stewart Brand. L'une de mes idoles, Brian Eno, génial expérimentateur des univers sonores depuis Roxy Music ( la petite musique du système d'exploitation Windows, c'est lui ! ) met au point les carillons de la mega toccante. Il est l'auteur de la formule Long Now ( qui s'étire encore davantage lorsqu'elle est traduite en français, le Long Maintenant ), si poétique, généreuse et rassurante, parce que tout ce qui responsabilise l'être humain est porteur d'espérance, de liberté et d'enthousiasme. Le fondateur d'Amazon, Jeff Bezos, offre un bout de terrain dans le désert du Texas pour installer la machine, dont le prototype est visible au Science Museum de Londres.


Une horloge géante de 12 m de haut, mais qui ressemble à ces pendulettes anciennes posées sur les cheminées, leur cadran soutenu par des colonnettes graciles, petits temples dédiés au dieu du Tempus fugit. Point de cadran sur notre prototype, mais un gros oeil rond de cyclope ouvert sur l'éternité ( une montre se dit watch en anglais ), focale abyssale qui sonde les profondeurs du temps.

Trônant en haut d'un escalier de 160 m suspendu au-dessus du sol, telle la Victoire de Samothrace, elle accueillera dans une petite dizaine d'années les visites de ses admirateurs dans toute sa majesté. Patience ! Mais 10 ans, qu'est-ce donc ! Une broutille face à l'éternité. Nonchalante, elle avancera d'un cran par an, sonnera une fois par siècle et le coucou ( oui, oui, tout est prévu, même le coucou ! ) sortira une fois par millénaire. Voilà de quoi lever le pied de l'accélérateur, et se projeter dans la durée, pour changer notre façon de penser et de vivre aujourd'hui, pour demain.
Notre guetteuse, au service de la survie de la planète, fonctionnera comme un corps vivant, calée sur l'alternance jour/nuit. Synchronisée sur le temps solaire, elle pourra cependant se passer des rayons lumineux pendant 100 ans ( qui sait ce qu'il peut arriver ! Tremblement de terre, éruption volcanique, chute intempestive de météorite, autant d'évènements sources de ténèbres ) sans se laisser perturber, et s'alignera à nouveau sur le temps exact du soleil comme si rien ne s'était passé. Pour réaliser un tel prodige, elle doit être capable de tenir compte des modifications de la rotation de la terre, des phases de la lune, de l'orbite des planètes. Chaque jour, son carillon sera différent, mais il faudra une intervention humaine pour l'actionner, comme l'affichage du temps. Elle donnera l'heure, mais si on le lui demande, et même si elle sera conçue pour résister seule 10.000 ans sans s'arrêter ni se dérégler ( quelle fabuleuse prouesse technique ! ), elle ne répondra que dans certaines conditions, à notre délicate attention, notre prévenance envers elle, ce qui est encore un moyen d'engager notre responsabilité dans l'aventure.
Une autre horloge, astronomique celle-là, est déjà prévue dans le désert du Nevada. Calée sur les mouvements des planètes, elle enregistrera par exemple la progression des équinoxes qui connaissent des cycles de 23.000 ans. Depuis le livre de l'astrophysicien Hubert Reeves, nous le savions, la patience est de mise dans l'azur.

Mathusalem, portrait du patriarche
Jeunot de 3000 ans !

L'équipe du Long Now a aussi envisagé de planter tout autour du site de l'horloge, des pins californiens, les pins Bristlecone ( pinus longaeva ) dont l'espérance de vie atteint les 5 000 ans. Le plus ancien, Mathusalem, est aujourd'hui âgé de 4844 ans. Le record de longévité est détenu par un épicéa suédois, Old Tjikko ( 9550 ans ! ) Voilà de quoi susciter notre humilité, et notre admiration face au grand Univers et mère Nature. Respect !
Old Tjikko
Parmi les souvenirs d'enfance, il y a les moments doux de l'ennui, de la rêverie cotonneuse, le livre ouvert sur les genoux, le nez à hauteur des brins d'herbe, à disposer sur le chemin des processions de fourmis miettes et pétales de corn flakes, à ramasser avec précaution les bogues hérissées des marrons entrouvertes laissant deviner la peau du fruit brune et vernissée, les bourgeons velus des coquelicots que je fendais le long de la pliure médiane pour défroisser la corolle vermillon de la fleur chiffonnée... L'enfance, c'était le temps qui flâne, le temps qui s'étire le long des dimanches désoeuvrés et paisibles, le temps délicieusement perdu à ne rien faire, juste à ressentir, éprouver, attendre le lendemain de retrouver les copines à l'école, une éternité.

dimanche 20 mai 2012

Typhoïde et botanique

En 1861, George Sand, plutôt dotée d'une solide constitution, subit les attaques d'une méchante fièvre typhoïde qui la laisse exsangue ( c'est étrange ! George était justement du genre " qui en avait dans le ventre " et c'est la tripe qui aura, quelques années plus tard, raison d'elle ). Son médecin lui prescrit une convalescence sous un climat plus serein que la grisaille parisienne ou l'humidité berrichone, et elle charge son fils Maurice de trouver dans le sud de la France une location abordable. Ses recherche d'une villégiature propice au rétablissement de sa mère ( célèbre, mais désargentée ), l'amènent à jeter son dévolu sur une maison à Tamaris, un petit hameau au bord de la Méditerranée, sis sur la commune de la Seyne sur Mer, dans le Var. Aurore Dupin, baronne Dudevant, arrive donc le 18 février par le chemin de fer à Toulon, accompagnée de sa chambrière, et de son secrétaire et amant dévoué, Alexandre Manceau, jeune homme doté de nombreux talents ( il est aussi graveur ). Après une nuit passée à l'hôtel, elle rejoint Tamaris en barque à voile, où elle demeurera tout le printemps, jusqu'à la fin du mois de mai. Elle lutte longtemps contre les séquelles de la maladie qui torturent son estomac et la font pleurer "  comme un veau " ( sic ), mais elle guérit et reprend des forces peu à peu, grâce aux carottes, aux infusions d'aigremoine souveraines pour les intestins surmenés, éblouie par la vue des fenêtres de la maison qui ouvrent sur la baie du Lazaret ( que les chroniqueurs de l'époque comparent au détroit du Bosphore ), et plus loin sur la presqu'île de Saint Mandrier, l'isthme des Sablettes, le Cap Sicié.
" C'est la plus belle vue de côte maritime que je connaisse. Au retour, effet de soleil couchant admirable. Le Coudon se décoiffe et se dessine en opale sur le ciel. La mer est rose puis lilas rose avec des tons gris perle. Le ciel est en flocons de nuages cerises. C'est magnifique. " Extraits du journal du 24 février 1861.
Une côte d'Azur ottomane, qui sied particulièrement bien à George Sand, si orientale dans son caftan rayé, photographiée par Nadar.

La maison louée par George Sand, version italianisante
Tamaris à l'époque est une colline boisée de pins et de chênes verts, piquée de bouquets de genêts et de lentisques. Ses flancs s'étagent en restanques plantées d'oliviers, de vignes et d'amandiers.  A ses pieds, la plaine s'étale et accueille arbres fruitiers et cultures maraîchères. George Sand se consacre à l'écriture et, férue de botanique,  herborise dans la colline, découvre des plantes inconnues et odorantes, prélève plants et boutures dans une nature en effervescence qui la remplit d'allégresse. Elle raconte son ravissement dans un roman inspiré par son séjour, Tamaris, écrit à son retour à Paris, fin 1861.
Hier
" Des abeilles, butinant sur ces parfums sauvages, remplissaient l'air de joie. Des lins charmants de toutes les couleurs, des géraniums rustiques, des liserons mauves d'une rare beauté, de gigantesques euphorbes, de luxuriantes saponaires, des silènes galliques s'emparaient de toutes les roches, de tous les champs et de tous les fossés. C'était la fête partout... "   
" La nature riait par tous ses pores. Les cistes blancs à fleurs roses, les ornithogales d'Arabie, les gentianes jaunes, les scilles péruviennes, les anémones stellaires, les jasmins d'Italie, les chèvrefeuilles de Tartarie et du Portugal croissaient pêle-mêle à l'état rustique, indigènes ou non, sur la colline de Tamaris devenue un bouquet de fleurs ".

Aujourd'hui
Elle se promène et fait de longues randonnées dans la campagne et au bord de la mer, quand les bourrasques du mistral têtu, certainement le seul à lui en imposer, ne la contraignent pas à se calfeutrer dans la maison : " Mauvaise journée. Mistral enragé, froid. Pas le nez dehors. Je me sens toute patraque et j'ai mal à l'estomac. Je ne peux rien faire... " Journal du 4 mai 1861. Elle s'adjoint les services d'une cuisinière barbue ( ! ) mais douée, une alimentation saine participant à la remettre sur pied.
Sa flamboyance recouvrée, elle rencontre des personnalités locales, et malgré sa soif de solitude et de tranquillité, cède à ses obligations mondaines et reçoit les visiteurs, souvent prestigieux, qui la sollicitent. Elle se passionne pour la marine à vapeur, monte à bord de bateaux, se renseigne sur la propulsion à hélice, l'armement des navires de guerre, visite des arsenaux, découvre le rude travail des marins et des ouvriers de la construction navale.
Cette convalescence idyllique n'entraîne pas la perte de sa lucidité, et sa vision de la surenchère immobilière qui sévit déjà, est prophétique de l'avenir de la jolie colline de Tamaris, pour l'heure encore sauvage et préservée.
"On achète toujours et on bâtit partout. Il en résulte une telle division de la propriété que la terre sera absolument nulle comme rapport et que la campagne disparaîtra sous une ville à jardins, garnissant toute la côte. Ce sera plus fructueux puisqu'on pourra toujours vendre, louer et gagner sur son marché, mais avec leur système de bâtisse ce sera horriblement laid ". Journal du 16 mai 1861.
Elle a pourtant de la peine à s'en aller, à s'arracher à ce paysage de tempête, d'arbres tordus et de fleurs vivaces. Le souvenir de son séjour nourrit l'intrigue de deux romans Tamaris, La Confession d'une jeune fille et d'une pièce de théâtre Le Drac mais elle ne revint jamais habiter Tamaris qui garde encore comme le doux parfum de son passage, libéré dans un bruissement de faille et de soie, même si George Aurore fumait la pipe et portait facilement bottes et pantalons.


La maison où elle demeura durant ces quelques mois, " petite, badigeonnée en jaune rosé à la mode du pays, couverte en tuiles courbes, six fenêtres de façade contrevents verts " fut vendue en 1880 et transformée selon le goût antique. Frontons, corniches et pilastres furent rajoutés en ornements sur la façade pour l'enoblir, et en 1889 elle fut baptisée Villa George Sand, en l'honneur de son illustre occupante. Un médaillon de terre cuite figurant son portrait fut apposé sur le fronton central. Démolie en 1975, pour laisser la place à un projet immobilier glouton dénué du moindre charme, seul subsiste de la maison le médaillon, conservé dans le petit musée du fort Balaguier, dressé en sentinelle quelques mètres plus loin, dans une boucle de la petite corniche sur le front de mer.


Notule : le journal de George à Tamaris, Le Voyage dit du midi, écrit du 19 février 1861 jusqu'au 29 mai, jour de son départ, vient tout juste d'être réédité par l'association Livres en Seyne.

mardi 27 mars 2012

Vache moqueuse et drôle de guerre

J'adore la Vache qui rit, ruminante cramoisie et hilare. Mais je m'interroge sur le sens de l'humour de l'Etat Major de l'armée pendant la guerre de 14, qui l'avait choisie comme effigie goguenarde ornant les camions de ravitaillement en viande des soldats sur les champs de bataille. A l'époque, l'auteur du dessin, un génie de l'illustration, Benjamin Rabier ( la baleine sur le paquet de sel des Salins du Midi, c'est lui ! ) avait choisi sa robe brune et elle ne portait pas de boucles d'oreilles. Mais quel effet boeuf pouvait produire cette diablesse cornue s'esclaffant sur les lieux du carnage, où la viande saignante des corps en charpie gisait dans la boue ? L'esprit de dérision au coeur de la drôle de guerre, rempart érigé contre la tragédie et la souffrance ? Volonté de remonter le moral des troupes ou inconscience mêlée d'arrogance ?

L'origine de la Vache qui rit est depuis longtemps tombée dans les oubliettes de l'Histoire et c'est pour son lait, non pour sa viande, qu'elle est restée célèbre. La boîte ronde en carton de portions de fromage crémeux, hachurée de bleu sur toute sa hauteur, avec le petit bout de ficelle qui dépasse et qui se tire en découpant un cercle tout autour pour détacher le couvercle, accompagne les souvenirs d'enfance de générations entières. La star de la pâte à tartiner, aux couleurs de la France, trône toujours sur la table du repas de milliers de familles. La petite portion emballée comme une friandise reste prisée pour le goûter et le pique-nique à la bonne franquette. Ah ! la petite langue rose sur le côté pour déshabiller le fromage tendre qui jaillit tout nu, lisse et pâle, de sa pelure d'aluminium, si fragile qu'il faut un doigté délicat pour ne pas le meurtrir. La moindre pression un peu trop appuyée s'inscrit en creux dans la pâte molle, et complique l'épluchage de la fine pellicule argentée qui se déchire.
Moi, j'étais fascinée par les longs cils de la coquette et son regard en coin, et surtout ses deux boucles d'oreilles qui répercutaient sans fin comme un écho, la vache sur la boîte, avec, accrochée à ses oreilles, la vache sur la boîte, avec, accrochée à ses oreilles, la vache sur la boîte, avec,  accrochée à...
Mais le moment venait toujours trop tôt où je devais renoncer à explorer les abysses, même armée d'une loupe, je devais remonter à la surface, vaincue et de mauvaise humeur.
Le vertige de l'infiniment petit, l'ivresse des profondeurs, le même qui enfante du même, qui duplique sans répit au coeur de la plus infime particule qu'il contient et génère, une structure incluse parfaitement reproduite à l'identique. J'appris plus tard que ce phénomène qui exerçait sur moi une force d'attraction centripète quasi hypnotique, était appelé une mise en abyme. La Vache qui rit est l'image la plus élémentaire, la plus populaire du principe d'autosimilarité. L'animal en délire sur la boîte qui contient l'animal en délire sur la boîte, perspective en entonnoir qui provoque un étrange effet de siphon, aspirant le regard.
Le tableau peint dans le tableau, le miroir dans la peinture qui réfléchit le sujet représenté, le récit serti dans le récit, le film qui se tourne dans le film, le rêveur qui rêve qu'il rêve... autant de situations troublantes qui bousculent les repères, donnent le tournis et procèdent du même artifice.
Quand la structure du microcosme est identique au tout qui le contient, le discours scientifique l'appelle un objet fractal, comme dans la nature les flocons de neige, les nuages, les rivières et leurs affluents, les choux, boursouflés de bouquets de petits choux comme des bourgeons siamois, les fougères, dont les fines feuilles ciselées sont comme autant de fougères miniatures, dans le corps humain les vaisseaux sanguins. De la même façon chaque vie individuelle contient l'univers entier. Ainsi, je suppose que cultiver son jardin intérieur vibre +++ dans le grand potager cosmique.


Au quotidien, chacun d'entre nous est familier de ce type d'organisation dégressive imbriquée et semblable, dite aussi gigogne. Qui ne connaît les matriochka, petites poupées russes en bois peint, les jeux de tables du salon, qui se rangent les unes sous les autres, fonctionnelles et modulables, apanage de la maison moderne évolutive, ou les boîtes Tupperware avec leur couvercle étanche que j'empilais sans fin quand j'étais môme, comme un jeu de cubes.

Les grand-mères connaissaient déjà le principe, décliné dans la suite des pots à épices alignés sur l'étagère, le plus grand contenant le sucre, le plus petit le poivre, ou dans le buffet, les séries de saladiers de taille à peine différente, tout juste ce qu'il fallait pour parfaitement les encastrer les uns dans les autres. Cette petite différence, à peine perceptible, ce rien du tout qui ne se révélait totalement que grâce à l'adaptabilité parfaite de l'objet imbriqué dans le précédent, mais pas dans un autre, enfant, j'en étais toute retournée. Un équilibre absolu, une relation sereine et sage. Une loi parfaite ordonnait et soutenait chaque élément de l'ensemble, le plus petit englobé et protégé dans le plus grand. Cette harmonie tapie dans la pénombre du buffet, m'enveloppait de quiétude dès que j'en ouvrais la porte, dans une effluve odorante de cannelle et de cumin.

jeudi 1 mars 2012

Made in France

A  la veille d'embarquer au Havre à destination du Canada, sur un paquebot joliment baptisé le Seven Seas, mes parents reçurent un cadeau d'une de leurs amies, un livre de photographies qui racontait le pays qu'ils s'apprêtaient à quitter, la France. Les années 50 étaient bien entamées. Ce livre accompagna ma famille durant toutes les années de ses pérégrinations autour du monde, comme un trésor, gros de nostalgie. Aujourd'hui encore, il garde une place de choix dans la bibliothèque. J'étais une toute petite fille qui ne savait pas encore lire, je l'ai d'abord feuilleté comme un livre d'images. Les photos pleine page sont signées Willy Ronis, Robert Doisneau, Brassaï, Jean-Pierre Sudre, Cartier-Bresson... Je découvrais la France comme un pays lointain, trop jeune pour avoir des souvenirs, avec le regard des plus talentueux de ses photographes, témoins attentifs amoureux de ses villes, ses champs, ses toits, ses habitants, mes rétines définitivement éblouies. Je découvrais la France en noir et blanc, en gris aussi, couchée sur un papier épais et velouté, je la caressais du bout des doigts, marquée au fer rouge par tant de douceur. J'appris à lire les lettres de l'alphabet, et ce livre fut mon manuel d'apprentissage. Le Dictionnaire de la France pittoresque, c'est son nom, est conçu comme un répertoire de A jusqu'à Z. A chaque lettre est associé un mot, qui évoque une chose, comme une référence, parce qu'une chose est sûre quand elle est sue, une photographie illustre chaque proposition, et à la fin, la France est épelée toute entière.
a les arbres et les allées qu'ils font, b les bêtes et leurs blasons,  
c les choses et leur leçon, 
d les douze mois de l'année, janvier juché sur la première bosse du poing refermé,

février toujours tombé dans le creux qui vient après,
 e les églises et ce qu'elles écrivent dans le ciel, f le langage des fleurs, 
g les gens, tous les gens, qui font h ses habitants... 




Comme dans une leçon de choses, emblème de l'école publique républicaine, qui apprenait le fruit, et la fleur, son pistil, et le pollen qui la féconde, et le vent qui sème, dessinés sur des planches en couleurs, j'ai fait l'inventaire des choses essentielles, singulières, qui toutes ensemble font la France. Comme les villes ont leur index des rues classées par ordre alphabétique, j'avais mon répertoire de France pour ne pas me perdre.
a l'abbé qui sonne l'angélus b la belote au bistrot c la cloche et son carillon d le déjeuner du dimanche e l'écolier étourdi que l'étude ennuie f la fine farine et le fournil g la girouette grinçante h la haie de hêtres en haut du hameau i l'impasse à l'impossible issue j le jasmin dans le jardin, et la jonquille et la jacinthe k  le kilo de kiwis l le lait et la laitue m le monument aux morts n le nid et la nichée o l'oronge orange après l'orage p le poireau planté dans le potager q le quignon et le quatre-quart r le ruisseau et les rives de la rivière s six saucisses et sept saucissons secs t la tuile sur le toit u les us et les usages qui ne s'usent pas si je les utilise, contrairement aux ustensiles v les vieilles qui vont aux vêpres w le wagon   x... x... le xylophone et le xylocope y le yo-yo et le youyou et z le zèbre au zoo.


Bien avant d'y vivre, j'ai inventorié mon pays, je l'ai appris par coeur, j'ai fait résonner les noms des choses, des animaux familiers et des fleurs, des métiers et des arbres, je l'ai rêvé, je me suis préparée à la rencontre pour de vrai. Lorsque je suis revenue, les années 60 à la campagne se contentaient de succéder paisiblement aux années 50 sans bousculer ce que j'avais acquis, et je ne fus pas dépaysée. Je me souvenais de mes leçons de France, j'étais en terre amie, conquise ( la terre, et moi en même temps ) depuis belle lurette. Je m'y suis retrouvée, j'y étais bel et bien.
Si le dictionnaire pittoresque m'a offert la France, il m'a aussi révélé la majesté des lettres de l'alphabet, le pouvoir des mots, la musique d'une langue où demeurer avant même un pays pour s'y enraciner, l'épaisseur du papier, la densité de l'encre, la puissance d'une photographie quand le regard du reporter est rempli de respect, le plaisir d'un beau livre qui me procure toujours, quand je parcours ses pages, la même émotion, intense, intacte. Et même si aujourd'hui je me sens européenne, et aussi citoyenne du monde, terrienne sur ma planète, traversée par la même énergie qui anime l'Univers, patriote de l'Humanité comme Chaplin aimait se définir lui-même, j'aime vivre ici, en France.

André Garban.
















Les photographes de mon livre sont parmi les plus brillants des représentants de l'école humaniste, qui plaçaient l'homme et son environnement au coeur de leurs images, courant qui a profondément marqué de son empreinte l'histoire de la photographie en France. J'ai retrouvé une image prise par mon père, et je ne résiste pas à la tentation de la faire résonner avec une image d'André Garban. Ses Noces à la campagne, datées de 1951, chantonnent en duo avec la Noce à Poissy paternelle, datée de 1957. Petite musique désuète, comme un air populaire qui raconte une époque à tout jamais révolue.
Bye bye la France de mon enfance, hello welcome la France d'aujourd'hui. Les mariées portent toujours du blanc, mais les noces dorénavant en voient de toutes les couleurs, celles des boubous et des robes de princesses des mille et une nuits. Et mon dictionnaire de France, je l'épelle autrement.
a Astérix et les assedics b la baguette et le baccalauréat c Carrefour et les carambars d Dagobert et la Déclaration des droits de l'homme e l'exception culturelle f la fête des mères et le front populaire g Godard et les gauloises bleues h les herbes de Provence et les 35 heures i l'IVG  et l'INSEE j Jeanne d'Arc et l'eau de Javel k khâgne et le kouign amann l Larousse et le petit Lu m la Marseillaise et le mariage pour tous n Napoléon et la naphtaline o Opinel et outre-mer p Paris et le PACS q le quatorze juillet et Quasimodo r le RSA et la République s la sécurité sociale et le Saint-Cyrien t la Tour Eiffel et le TGV u ULM et Ubu v Verdun et Vercingétorix w Wallis et Futuna x l'école Polytechnique y l'Yonne et Yourcenar z Zola et Zavatta.

lundi 20 février 2012

Dans mes bras !

Je viens de  " rencontrer " tout un tas d'amies. Depuis 1973, en Inde, le mouvement Chipko enlace les arbres. Au tout début, un groupe de villageoises résistent de façon non-violente à la déforestation de leur région en prenant les arbres dans leurs bras pour s'opposer à l'abattage. Leur action porte ses fruits et entraîne peu à peu l'adoption de moratoires pour protéger les arbres, et s'étend à toute l'Inde, et au monde entier.
La communauté Bishnoï au Rajasthan apparaît comme précurseur. Défendant leurs arbres au prix de leurs vies, et s'opposant en 1720, aux soldats du Maharadjah du Jodhpur, les Bishnoïs et surtout les Bischnoïes obtiennent finalement un décret définitif qui sauve les arbres. Dotés d'une spiritualité élevée, strictement végétariens, ils suivent rigoureusement une série de préceptes visant à protéger toute forme de vie, seule attitude dont la dignité et la noblesse distinguent un véritable être humain.

Moi, la forme de Dieu, je suis présente en toute chose, laide ou superbe, visible ou invisible, et j'erre en ce monde, de la plus petite des particules à l'intégralité de l'Univers. Je suis présente dans le coeur de chaque créature et même dans les choses impossibles.


Ce n'est pas la première fois que je raconte des histoires d'arbres sur le famous blog. Je constate avec consternation qu'ils sont ici, là où je vis, tous les jours davantage sacrifiés, et disparaissent du paysage. Les maladies et les parasites de plus en plus agressifs ne sont pas les seules causes de leur disparition. La promotion immobilière galopante gagne du terrain, défriche les pentes des colline, et offre cyniquement le sinistre spectacle de lotissements nus, chichement ponctués d'arbrisseaux neurasthéniques incapables de dispenser la moindre petite ombre apaisante, hérissés de lampadaires faméliques plantés comme des clous méchants.
Les piscines prétentieuses ont raison des pins parasols que l'on coupe, stigmatisés à cause de leurs aiguilles incontrôlables qui souillent l'eau immobile, les platanes ont le mauvais goût de perdre leurs grandes feuilles généreuses à l'automne, qui jonchent le sol et engorgent les caniveaux, leurs racines puissantes soulèvent le bitume des chaussées. Et pour aggraver leur cas, leurs jolis fruits, boules serrées de graines velues, sont responsables d'éternuements chez les personnes sensibles. Leur ombre n'est plus une bénédiction, la climatisation apporte toute la fraîcheur nécessaire, et les parasols n'ont pas besoin d'être taillés.
Partout, les parkings s'étalent comme une maladie de la peau, dessinent de grandes plaques glabres, où les voitures garées carbonisent comme des steaks sur des plaques chauffantes. Inutiles, les arbres deviennent encombrants, salissants, menaçants. La mode est aux hybrides, des créations mesquines issues de manipulations complexes, maîtrisées, disciplinées, qui ne perdent jamais leurs feuilles clairsemées, pas assez denses pour abriter les oiseaux, leurs branches anorexiques ne chantent plus avec le vent, qui les ignore et passe sans s'arrêter, et leurs troncs calibrés, soutenus par des haubans pour résister au mistral, ont la mine anémiée de créatures improbables, incapables de tenir debout.




Mais je refuse de rester enlisée dans de sombres récriminations. Alors voilà un joli projet, si touchant, assorti à mon état d'âme, certes, mais chargé de la tendresse et de la poésie nécessaires pour m'élever au-dessus du marasme.
Steven Burke dessine sur les troncs d'arbres coupés, allongés sur le  sol, exactement sur la surface de coupe ronde qui dévoile le coeur de l'arbre, blessure vive odorante, un petit visage triste et pâle aux yeux clos. Je fonds.








  













Au moment d'éditer mon petit billet, je découvre que toute une bande de designers, installés à Tokyo, touchés peut-être par l'apparence ingrate des clous de menuiserie, ont décidé de leur venir en aide et de les relooker pour les rendre plus avenants. Les clous fleurs dessinés par Trico International s'exhibent sans complexe, charmants et drôles. Même tordus, courbant la tête, impossible de les arracher ! Et si je fonds encore une fois, je risque fort de me retrouver comme une flaque sur le carrelage, au milieu de laquelle surnagent mes vêtements détrempés.

lundi 13 février 2012

Plouf plouf !

Lorsque j'étais môme, plouffer faisait partie de mes activités favorites, parce que ce rituel enfantin,  résolvait la plupart du temps le problème épineux du choix, de manière ludique et incontestable. Faire la plouffe, c'était scander une comptine, réciter une sorte de mantra en marquant nettement les syllabes sur chaque joueur. La fin de la plouffe tombait comme un couperet, et désignait le dernier participant, celui qui était " dedans ", le malheureux qui s'y collait, et le jeu pouvait commencer.
Les joueurs se réunissaient en rond, et le plouffeur, ou la plouffeuse, tapaient 2 ploufs de la main au centre du cercle pour donner le départ. La comptine se déclamait sur un ton chantant et péremptoire, le plouffeur pénétré de son importance ( seuls les leaders pouvaient plouffer et affirmaient leur pouvoir sur la troupe avec une introduction qui ne laissait planer aucun doute sur leur position dominante : c'est moi qui plouffe ! ).
Plouf plouf !
U-neu-gre-nou-yeu
Au-bord-d'un-rui-sseau
Bai-sseu-sa-cu-lo-tteu
Fait pi-pi-dans-l'eau
1-2-3-va-t-en !

En principe, personne ne pouvait discuter le résultat d'une plouffe menée par un leader, l'injonction finale était on ne peut plus claire,  mais si la contestation, très rare, s'élevait malgré tout, une seconde plouffe venait à bout de la rébellion. Le plouffeur en chef s'arrangeait, mine de rien, pour commencer le nouveau décompte sur la même personne que la première fois, entraînant automatiquement la désignation de la même victime, obligée de se résigner, face à l'acharnement du sort et l'autorité du plouffeur. Un stratagème grosse ficelle, de la triche abracadabra j't'embrouille, pour mettre " dedans " le souffre-douleur de la bande, qui n'était pas dupe, le pauvre, mais qui se conformait à son rôle d'éternel persécuté.

Plouf plouf !
Qui-a-pêté
Ca-sent-la-chi-co-rée ?
Bou-leu-deu-cheu-wing-gum
C'est-toi-qui-t'y-coll' !

Traité de péteur, fleurant bon la noisette, certes, mais le parfum agréable n'était pas une circonstance atténuante, et de suiveur visqueux à la ténacité importune, le malheureux était condamné  dans l'approbation générale. Il avait perdu, et se retrouvait tout seul, la bande ayant pris la poudre d'escampette pour se cacher, narquoise, se délectant de son désarroi.
Un dauphin, ou une dauphine, ne pouvait se retrouver en position de victime, situation qui aurait perturbé dangereusement l'équilibre du groupe. Une astuce permettait de contrer souverainement le coup du sort et d'annuler le résultat. La plouffe repartait, la décision du leader ayant force de loi.

Mais-la-rei-neu
Ne-le-veut-pas
Alors-ce-se-ra-toi
Qui-se-ras-le-chat !

Tant que la personne désignée n'était pas la victime agréée par sa Majesté et sa cour, la plouffe se perpétuait jusqu'à donner entière satisfaction.

Mais-le-roi-non-plus
Ne-le-veut-pas
Alors-ce-sera-toi-qui-iras ! 
( Bis et rebis )

Ma plouffe préférée, délicieusement absurde, était si mystérieuse que ses pouvoirs incantatoires semblaient décuplés. Le récitant de ce mantra semblait auréolé d'une puissance cosmique. Commençant par plouf, se terminant par plouf, la comptine se refermait sur elle-même, comme un cercle parfait. Et qui pouvait bien être le personnage invoqué ? Une héroïne ? Une princesse indienne ? Une experte de l'aérosol ?
Plouf plouf!
Une étiquette Marie Bombay
Tiplouf !

Et que pouvait bien faire une étiquette dans l'histoire ? Elle rejoignait au panthéon des incongruités enfantines, une vache qui pissait dans un tonneau et c'était forcément rigolo, un petit singe qui lavait son linge dans un encrier, et qui cherchait un buvard pour le sécher, 1, 2 un lapin sans queue, qui courait 3, 4 après un lapin sans pattes, et la Reine d'Angleterre, qui faisait pipi par-terre, alors que son fils Léon, toujours en caleçon, se caressait l'bidon...  Les exigences de la rime déterminaient des associations loufoques, qui faisaient pouffer de rire, la main devant la bouche, en se tortillant, surtout les filles, mais les garçons aussi.
J'imagine inventer des plouffes pour venir à bout de choix cornéliens, une love plouffe, pour décider entre deux amoureux, une shopping plouffe, pour choisir une paire d'escarpins, une holidays plouffe ( la mer ou la montagne cet été ), ou encore une plouffe électorale :

Plouf plouf !
Le peu-pleu-s'en-ga-geu
Le-temps-est-à-l'ora-geu
1-2-3-dé-ga-geu !








La neige est tombée il y a deux jours, tempête silencieuse de gros flocons, et ce matin le jardin est un décor de film muet en gris et blanc. Je joue dans le film évidemment, j'avance sous la neige, les yeux charbonneux, le regard extatique, et les mains jointes pour exprimer mon ravissement, protégées par de magnifiques moufles tricotées, dont le motif jacquard est à l'écran du plus bel effet.

mardi 7 février 2012

Coupez !

Le laboratoire LTC, spécialisé dans le développement des films argentiques s'est éteint, tué par le numérique, mais surtout sacrifié à des intérêts économiques voraces aux méthodes brutales. Il serait ridicule et suicidaire de refuser les mutations, de s'accrocher à un monde voué à disparaître. Là dessus, tout le monde s'accorde. Mais si le profit n'était pas devenu la seule valeur, il pourrait exister des solutions intelligentes, qui accompagneraient la volonté d'anticiper le changement et la nécessité d'évoluer. Valoriser le talent et l'expérience, respecter la personne humaine, assumer ses responsabilités, permettraient sans doute d'autres choix que le sacrifice des 115 salariés, dont le savoir-faire et le dévouement, depuis 30 ans pour certains d'entre eux, avaient construit l'expertise et la réputation de LTC. Une fin indigne, comme toutes celles auxquelles la crise voudrait que nous nous résignions. Il demeure une aventure humaine qui domine la tragédie, et le combat mené par les membres de l'équipe de LTC leur confère une noblesse et une force qui, je le souhaite, les soutiendront toujours, comme un trésor imprenable.
LTC se rattache à une partie de ma vie, et même si je ne suis pas si vieille, tout à coup je me sens une antiquité, pathétique et si mélancolique. Je me souviens des soirs, après la journée de tournage... l'équipe avait rendez-vous à Saint-Cloud, pour visionner les rushes. J'étais inquiète et impatiente à la fois, consciente de participer à un moment magique, intime, une communion particulière faite de tension et de concentration. Les yeux rivés sur l'écran, chacun scrutait l'image, attentif, recueilli, hanté par le poids de sa responsabilité. J'étais une humble assistante du chef décorateur, mais en même temps pleinement engagée, donnant le meilleur de moi-même. La lumière dans la petite salle de projection se rallumait et révélait parfois ma déception sur la qualité de mon travail, mais aussi la satisfaction, l'enthousiasme, toute une palette d'émotions intenses. Après la projection, nous allions boire un verre, toujours, pour couronner cette journée, soulager cette tension délicieuse, sceller le pacte indicible et mystérieux qui unit la tribu d'un film le temps d'un tournage.
LTC, 14 boulevard Sénard... Je me souviens des bâtiments, une partie plus ancienne en briques émergeait au-dessus d'appendices de béton et de tôle, rajoutés sans vergogne au gré des nécessités, et les 3 grandes lettres rouges un peu écaillées. L'ensemble était plutôt ingrat, avec un charme fou. Je me souviens de l'odeur caractéristique des bains de révélateur, cette odeur acide qui me rappelait immédiatement mon père parce qu'elle imprégnait la laine de ses pull-over. Ainsi j'étais un peu chez moi, chez LTC, dans un monde étrangement familier mais qui m'impressionnait cependant. L'excellence, l'amour du métier ont toujours suscité mon admiration. Je me souviens du bruit des machines qui vibraient, le coeur de la vénérable maison palpitait, les bobines possédées tournaient à toute allure, montées à la verticale sur leur axe, le ruban du film tendu avançait, et revenait en boucle pour s'enrouler de nouveau. J'imaginais toujours avec un frisson horrifié le scénario catastrophe d'une bobine folle, s'échappant comme une toupie à travers la pièce, la fuite éperdue des techniciens sous la table pour éviter le projectile assassin, le film se déroulant en sifflant comme un crotale menaçant et se déchirant dans un hurlement sinistre. La bobine terminait sa course au pied d'une chaise et s'immobilisait enfin, les boucles du film piteusement emmêlées. Mais heureusement, les maîtres des machines veillaient, les grands docteurs de la surface sensible, en blouse blanche, opéraient, mesurant l'équilibre fragile des couleurs, et les mains sûres gantées de blanc des monteuses expertes voletaient comme des colombes.

Je me souviens des étagères portant le poids des bobines dans leurs boîtes rondes métalliques, les affiches de films sur les murs, comme autant de fleurons, le vieux linoléum et le carrelage usé. Une ruche, où s'affairaient nuit et jour développeurs, tireurs, étalonneurs, chimistes, monteurs, vérificateurs, magasiniers, livreurs, et j'en oublie sans doute. Un temple sacré, entièrement dédié à la passion des images, où des artistes magiciens se dévouaient corps et âmes à sublimer une teinte, une ombre, une transparence, à exalter un reflet, enchanter une atmosphère, soufflant délicatement le chaud et le froid pour obtenir une matière sensuelle éblouissante.
Leur talent m'a permis de retrouver maintes fois sur l'écran ce ravissement que j'éprouvais sur le plateau, à voir la lumière naître, se préciser, se densifier. Parfois, je ressentais la folle envie d'être sous les projecteurs, enveloppée, caressée, et je comprenais le plaisir d'une comédienne offrant son visage à une lumière amoureuse.
J'ai appris que les quelques 20.000 bobines archivées chez LTC, patrimoine du film français et européen, seraient sauvées. Un peu de baume au coeur, qui reste gros.
Que va-t-il advenir chez Eclair, l'autre grand laboratoire du film à Epinay sur Seine, alors qu'un plan social de licenciement a déjà commencé ? Sont-ils promis à la même fin douloureuse que ceux de LTC, la reconversion des salariés et leur formation négligées à l'heure d'une mutation irréversible et depuis un certain temps déjà totalement prévisible ?
Non, je ne suis pas si vieille si je considère mon âge biologique, et pourtant, j'ai vécu la mort des studios de Billancourt, quai du Point du Jour, le nom seul me faisait rêver, la fin d'une époque avec la démolition de la SFP, aux Buttes Chaumont, dans le XIXe arrondissement de Paris. Je participais alors au tout dernier tournage sur le site, d'une série pour la télévision, tous les plateaux étaient murés, sauf celui sur lequel je travaillais, dernier bastion encore éclairé avant le naufrage. Je garde un souvenir poignant des couloirs déserts envahis de papiers répandus, des boîtes de films jetées en vrac dans la cour, leurs contenus défaits, échevelés sur le ciment dur et froid, le silence lugubre qui enveloppait la grande bâtisse condamnée et le matériel abandonné, le grand hall dévasté plongé dans l'obscurité. Avant de partir, je me suis promenée une dernière fois, pour dire adieu dignement. Je suis passée saluer les costumières, dernières gardiennes qui veillaient sur quelques 8000 mètres carrés de trésors, les milliers de costumes et d'accessoires, fabriqués et entretenus avec amour et fierté depuis 25 ou 30 ans, dont le devenir incertain les rongeaient de chagrin et de désespoir. Je restais là, impuissante, honorée cependant qu'elles me permettent de partager leurs larmes et leur émotion.

samedi 4 février 2012

A double tour

Un amoncellement de cartons et de valises, sur le trottoir, à l'angle du mur, attend le passage des éboueurs. Au sommet de la pile, jetées dans un panier éventré, des clés emmêlées, portant des étiquettes attachées avec des petites ficelles. Sur ces morceaux de carton, dont les 4 coins sont coupés, ou arrondis, ce sont des étiquettes soigneusement bricolées, une écriture désuète, à l'encre violette,  élégante avec ses pleins et ses déliés, identifie chaque clé. Et quand le doute domine, il y a tant de clés, pour autant de serrures, sans compter les doubles, un petit texte livre des indices précieux, dans le but de favoriser les recherches et permettre de retrouver sans encombre les serrures correspondantes.
Toute une vie rangée dans des valises, et des caisses, elles-mêmes enfermées dans des malles, entreposées dans des lieux remplis de caisses. Métaphore de la mémoire, et des souvenirs enfouis. Des petites légendes dérisoires griffonnées sur d'humbles morceaux de carton, pour ne pas se perdre et jouer au Sherlock Holmes de son existence, indices pour ne pas oublier, pour conjurer le temps qui passe, un jeu de piste déroulé d'un lieu à l'autre, d'une malle à l'autre, des petits cailloux semés pour retrouver le chemin de sa vie rassemblée et enfermée à double tour pour empêcher qu'elle ne prenne la poudre d'escampette.

Clé ( n°79 ) 
Caisse à outils d'Aix 
Où il y a les plus gros outils
Un bricoleur aussi soucieux de l'étiquette trie méticuleusement ses outils, et les regroupe avec soin. Une grosse scie pour se séparer des attachements, un gros marteau pour enfoncer les évidences, un gros tournevis pour dévisser quelques illusions, et une grosse clé à mollette pour serrer quelques certitudes. Une médaille de laiton ovale qui porte le numéro 79 ( je doute que ce chiffre soit aléatoire, mon esprit de déduction me suggère plutôt qu'il s'agit précisément de la 79e caisse à outils, dûment répertoriée dans une liste qui en contient au moins 78 autres ) découpé comme un pochoir, et une petite rondelle de cuir, signe de reconnaissance indéchiffrable, sont attachés ensemble. Derrière l'étiquette, des précisions supplémentaires, bien utiles pour remettre la main sur les outils ( les plus gros ) :
Cette caisse est
dans la malle
8 au bureau
Des indications précieuses, parce que la caisse des plus gros outils est au bureau, et il est absolument nécessaire de le préciser, le bureau n'étant pas, en général, l'endroit le plus évident pour ranger des outils, bureau localisé à Aix, une autre précision utile en cas d'amnésie subite, entraînant une perte de repères dramatique, dans la malle n°8... rangée sous la table, enfermée dans une grosse armoire ( mais alors j'aurais certainement trouvé une ou plusieurs clés dudit meuble avec des étiquettes ) ou bien empilée contre le mur avec les malles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9, 10 et au delà, que sais-je ! Le bureau est donc encombré de malles numérotées, fermées à clé, chaque clé possède un double, et dans les malles, des caisses et des valises, avec des numéros, et des serrures, et forcément des clés qui les ouvrent. Vertigineuse mise en abyme, repérage balisé des profondeurs de la mémoire, où les souvenirs, les lourds et les légers prennent tant de place, et s'empilent, et s'emboîtent, et s'animent lorsqu'on soulève les couvercles.

N°3 Les cadenas de 
ces 2 petites clés 
doivent être dans 
la caisse à outils 

de Montolivet
voir si la clé de la
caisse n°4 n'est pas celle de la caisse de la Selle
ou l'une de celles de 
la chaînette cuivre
Les choses se compliquent avec une autre caisse à outils qui ne porte pas de numéro. C'est LA caisse à outils, qui ne contient pas les outils les plus gros, rangés ceux-la dans la caisse n°79, mais renferme d'autres outils et, peut-être, les cadenas des 2 petites clés. LA caisse ne se trouve pas avec l'autre, à Aix, mais à Montolivet, j'espère que c'est le quartier de Marseille dont il s'agit, parce que s'il faut aller chercher des outils près de Melun pour bricoler à Aix, ce n'est pas du tout pratique. Bon, l'essentiel c'est de localiser LA caisse à outils parce que les 2 cadenas qui pourraient être utiles un jour pour verrouiller une malle dans laquelle il y aurait une caisse ( à outils ) s'y trouvent peut-être. Une enquête s'impose, également pour vérifier si la clé de la caisse n°4 ( mais où se trouve la caisse n°4 ? Avec la caisse n°8 au bureau ? ou bien à Montolivet ? ) n'est pas plutôt celle de la caisse de la Selle ( la clé de la caisse n° 4 pourrait bien être celle d'une unique caisse entreposée ailleurs, dans une propriété nommée La Selle, sise sur la rivière La Selle, localisée à La Selle ? Je me perds en conjectures ) et si ce n'est pas le cas, alors il faut chercher du côté de la chaînette cuivre, qui possède plusieurs clés. A quoi peut bien servir une chaînette (  une petite chaîne NDLR ) en cuivre qui se ferme à clé ? Pour sécuriser un coffret à bijoux ? Une boîte de Havane ? Un album de timbres rares ?


I clé malle osier ( avec housse )
I "   malle CD ( A )
2 "  grde valise ( B )
Les doubles de A et B sont dans l'armoire après l'anneau
parce qu'en ayant besoin 
tous les jours pour
ouvrir malle et valise


La malle CD ( A ) et la grande valise ( B ) sont essentielles : elles servent tous les jours ! Est-ce qu'elles voyagent tous les jours ? Ou plutôt est-ce qu'elles contiennent des choses absolument utiles tous les jours et tiennent lieu de coffres de rangement ? Leur propriétaire refuse l'idée de s'installer, ou bien il voyage beaucoup, ce qui revient au même, et ne défait ni malle A ni valise B, ou encore il cultive l'idée de repartir très loin, un jour, demain. A moins qu'il ne craigne sans cesse l'obligation de fuir, et si c'est le cas, encore faudrait-il connaître ce qui pourrait le contraindre à de telles extrémités. Prendre la clé des champs, un comble, ou un rêve, pour un obsédé de la serrure ! Ainsi ses bagages sont toujours prêts, et il campe dans son appartement, en attente d'un ordre de départ ( intérieur aussi bien qu'extérieur ). Mais son extrême prudence pourrait bien lui jouer des tours. Il prend soin de fermer malle A et grande valise B à clé tous les jours, il se méfie de son entourage semble-t-il, mais en même temps, il doute de lui encore davantage, et craint d'oublier, aussi signale-t-il les clés qui permettent à tout un chacun d'accéder à leur précieux contenu, ruinant ainsi toutes les précautions qu'il a prises. A moins que sa prévoyance lui dicte d'éclairer les archéologues futurs de ses souvenirs en cas d'absence prolongée ou définitive de sa part.

2 clés
du sac de voyage
resté à 
Montolivet
Ah ! L'éternel voyageur a aussi un sac, qui a décidé de sa propre initiative de rester à Montolivet, sauf si son propriétaire lui-même a pris la décision de l'y laisser pour une raison obscure. Je récapitule, pour ne pas perdre le fil. Mon geôlier, maître des clés, travaille à Aix, vit parfois à Montolivet, et passe ses WE dans sa maison de la Selle. J'ignore l'endroit où il campe la plupart du temps, avec la malle CD et la grande valise, mais tous ces points de chute où il a laissé choir ses malles le contraignent à un  archivage méthodique.


Clé double
Malle CD
l'autre est une des 2 clés de la malle osier
La malle CD est vraiment précieuse... des initiales ? Charles Decoing ou encore Christian Delay... Christophe Dumont ou Cristobal Desfossez... 3 clés en tout, dont 2 doubles ( dont l'un des deux est, je le rappelle, accroché à l'anneau dans l'armoire, parce qu'il est utilisé tous les jours pour ouvrir et refermer la malle ) et le double de la clé de la malle en osier, protégée d'une housse. Tout est limpide, non ?


Clé petite malle
noire
 N° 31
à Montolivet
Lingerie qui était dans
la commode et dans l'armoire
de Jeanne        Lampes électriques tulipes sous le 1er compt.


La lingerie de Jeanne est rangée maintenant dans la petite malle noire. Est-ce que Jeanne est morte, et son mari, fétichiste en deuil, a vidé commode et armoire et voulu conserver amoureusement ses petites culottes en dentelle... en même temps, il a remisé dans la petite malle, avec la lingerie fine, les tulipes des lampes. Après les caisses à outils, cette petite malle noire, avec de la lingerie et des tulipes, c'est tellement tendre, et féminin, et gracieux. Est-ce que Jeanne les avait choisies, ces tulipes, attentive à la décoration de sa maison, et le lien qui les unit justifie qu'elles se retrouvent intimement mêlées à sa lingerie ? Ou bien la lingerie onctueuse constitue une protection approprié, un écrin providentiel pour ces accessoires délicats ? Les tulipes de verre, avec leur bord joliment volanté, sont généralement montées sur des cols de cygne, longues tiges recourbées qui penchent la tête pour éclairer doucement. Comme Jeanne peut-être, femme fleur au cou gracile.


Clé de la mallette
des poupées n° 10 bis à la craie
dans laquelle j'ai mis
une couverture et
deux tentures rendues 
par la voleuse
Une mallette des poupées, et c'est l'enfance qui s'invite furtivement. Cristobal avait rangé à l'intérieur une couverture, quelle drôle d'idée, je suppose que les poupées n'y étaient plus, la couverture pas davantage d'ailleurs, mais le larcin plié de la mystérieuse voleuse qui n'a pas de nom s'y trouve bien, l'infâme bonne femme ( je comprends mieux pourquoi Cristobal est aussi paranoïaque ), deux tentures qu'elle a été contrainte de restituer à leur propriétaire, qui ne lui a pas pardonné son geste inqualifiable, parce qu'elle est de la famille. Traîtresse ! Qui d'autre qu'une soeur, une bru, une fille, peut oser s'approprier les cossus rideaux damassés du salon de Jeanne juste après son décès, ou pire encore, pendant son agonie, les décrocher sans vergogne de la haute fenêtre laissée nue, le rapt ainsi crûment révélé ? Un scandale familial brièvement évoqué, les fameuses tentures sont en lieu sûr, en sécurité dans la mallette n°10 bis, rapidement estampillée à la craie, il faudra sécuriser cette identification avant qu'elle ne s'efface et que les tentures ne disparaissent à jamais, englouties dans une malle muette. La voleuse est interdite de séjour, reniée, et son nom a jamais honni. La fenêtre n'a plus de rideaux, tant pis, même si l'intimité n'est plus protégée, elle reste comme la preuve criante de l'affront. Il vaut mieux se passer dorénavant de tentures, si elles devaient de nouveau susciter l'envie, ou se voir revendiquées par un membre de la famille dénué de tout scrupule.


Clé double du haut
du coffre ( int du Bureau )
rue Angleterre
Il y a un coffre, caché dans le bureau ! Quelle idée de révéler cette information sur la clé qui ouvre le haut du fameux coffre ! C'est tenter le diable ! Une vraie provocation ! Cristobal a quand même pipé les dés, d'une part il n'a identifié que la clé du haut, ah ah, il a caché la clé du bas, et de plus, il faut savoir où se trouve la rue Angleterre. Un tel indice peut évidemment entraîner le voleur sur une fausse piste, à Londres, ou mieux, au fin fond du Gloucestershire !


Je ne me souviens plus à
quel cadenas appartiennent 
ces deux clés


Cela devait bien finir par arriver ! La prudence extrême, digue érigée contre l'inquiétude et les voleurs, s'effrite. Mon arroseur est arrosé. Malgré tous ses efforts pour que la vie reste bien rangée, ses tentatives ne lui permettent pas de tout contrôler. Les choses et les êtres que nous nous acharnons à posséder, à protéger, finissent par nous échapper et disparaissent, à jamais engloutis. C'est peut-être ce que Cristobal a fini par accepter, se débarrassant de toutes ces clés inutiles et en même temps de son obsession.

Le temps, très doux pour la saison, est devenu sans crier gare, glacial. Les fleurs de mimosa sont toutes racornies, leur auréole de lumière duveteuse s'est éteinte. J'attendais la neige, et ce matin, elle est là. Et même si je suis désolée pour le mimosa qui a perdu de sa superbe, je raffole de l'hiver, de la vapeur légère de mon souffle dans l'air cassant comme du verre. Les connexions dans mon cerveau semblent toujours davantage stimulées et guillerettes dans la froidure. Et puis, après un hiver rigoureux, le printemps éclate comme un éclat de rire, franc et clair.