La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

mardi 22 février 2011

Transport amoureux

Assise dans le wagon, j'étais plongée dans mon livre, refusant obstinément de me laisser happer par les  mouvements des passagers, les sonneries des téléphones, les frôlements, le choc d'un sac contre mes genoux qui force le passage, le poids d'un corps fatigué qui se laisse tomber sur la banquette à mes côtés. Je m'enfonce dans le siège qui se dégonfle avec un sifflement, entraînée par le lourd abandon de mon voisin, et comme le bouchon à la surface de l'eau, je remonte doucement. Je ne sombre pas, le skaï sous mes fesses se retend, et je reprends de la hauteur. Souvent, j'accepte de me laisser envahir avec bienveillance, je regarde, j'écoute, je partage, mais il y a des jours comme ça, je me retire, je refuse de m'abandonner, je ferme les écoutilles. Je ne donne rien, pingre, muette, anonyme, toute lumière éteinte...  une minuscule antenne télescopique capte le minimum vital.
C'est pour cette raison, une veille discrète mais efficace, que j'ai pu entendre sa voix dans l'allée centrale, derrière moi, il venait de monter dans le train. Sa voix fit irruption au beau milieu de ma lecture, un arrachement d'une douceur infinie, et sans lever les yeux, j'étais conquise, ravie par une étreinte grave et soyeuse. Je tressaillis au moment où il s'assit en face de moi, précédé par un gamin de 4 ou 5 ans, emmitouflé dans un anorak, qu'il installa près de la vitre. J'aperçus furtivement les joues d'un môme rosies de froid, son cache-nez enserrant sa capuche, mais je regardais à la dérobée ses mains à lui dénouant l'écharpe, des mains solides, sûres, et ses gestes généreux qui libéraient le bambin engoncé. Je n'ai pas bougé, ses genoux frôlaient poliment les miens, je ne le regardais pas et je le voyais, je connaissais son corps, les jambes nerveuses, les cheveux ébouriffés et drus, le profil net, le menton décidé... Je connaissais son odeur, sa peau élastique, la marque de ses cigarettes, la cicatrice de son appendicite. Hypnotisée, captive, je respirais à peine, de peur de rompre le charme, je n'écoutais pas les mots qu'il prononçait, je m'en fichais, imbécile heureuse, je succombais avec délice aux inflexions de sa voix... De lui, je savais tout par coeur, j'acceptais tout sans condition, en désordre, et sans croiser son regard, je devinais la couleur de ses yeux. Mon émoi dura une éternité, juste le temps d'un voyage entre une gare et une autre, et bientôt je descendais, sans rien révéler de la nature de mon trouble, connue de moi seule. Enchantée, sûre de mon secret, follement amoureuse d'un inconnu que j'avais dégusté sans qu'il s'en aperçoive, mais dans le strict respect des convenances. Ce charivari sentimental intense ( mais en douce ) m'avait brusquement connectée avec mes émotions, cette bourrasque m'avait revigorée, comme rendue à moi-même... Je palpitais, j'avais le fou-rire, et j'appréciais ma vigueur, mon appétit, des mots se bousculaient dans ma tête, une ribambelle indisciplinée, escampette, systole, torticolis... A la sortie du métro, l'air froid me saisit, mais je lui pardonnais sa vivacité un peu cavalière, j'étais de si belle humeur, stalactite, giboulée, pampille... Mon coeur clignotait comme une guirlande, et mes pieds énamourés caressaient le pavé.
Apprendre la gourmandise et la délectation avec un inconnu innocent, la persévérance avec les bourgeons vernissés qui bravent les rigueurs de l'hiver, la légèreté et la grâce avec les pétales de fleurs de cerisier, l'audace avec l'oisillon duveteux qui s'élance hors du nid,  recevoir l'allégresse avec le labrador qui saute dans une flaque d'eau, la dignité avec un vieux chat solitaire, l'émerveillement avec un bébé qui découvre une tache de lumière tremblante sur le mur, la patience et la minutie avec une araignée tissant sa toile... L'univers est mon maître, la nature, les animaux et les petits humains, les grands aussi, et les anciens. Un jour j'ai choisi un guide spirituel, et ce choix si particulier, si intime, m'a permis de devenir disciple de la vie.

vendredi 4 février 2011

Drôles d'oiseaux

Gazouillizouillizouillizouillizouilli... pépipipipipipippipipipipipiement... cliquetitiiiiiiiiii tiiiiiiii tiiiiiiiii... sssssssssssifffffffflement... trilleliiiiiiiiiiiiiiiiiiitrilleliiiiiiiiiii... trillelileli... trillelileliiiiiiiii...
Les étourneaux nichés dans le pin brodent le petit jour. Ils dorment peu, perturbés par les lumières qui laissent la nuit allumée, et jusqu'à ce qu'ils repartent vers les pays de l'Est, ou l'Europe du Nord, les beaux jours revenus, l'usage du réveil devient superflu. Débordants de vitalité, vadrouilleurs, gourmands, dégourdis, il en existe de nombreux, les soyeux, les cous noirs, les joues marrons, ceux des pagodes, de Malabar, de Ceylan, de Daourie, les roselins, les caronculés... et les mouchetés, comme ceux qui viennent dans la région, et froissent l'air de bruissements d'ailes énergiques et froufroutants.  Mais la cohabitation ne se révèle pas forcément idyllique. J'ai toujours été sensible au charme des mauvais garçons, je l'avoue, mais rares sont les personnes qui apprécient comme moi, sans réserve, ces voyous opportunistes, envahissants, assourdissants, sales et mal élevés, et les étourneaux ne peuvent compter sur leur chant mélodieux pour obtenir l'indulgence de tous ceux et celles qui rêvent de s'en débarrasser, excédés par leurs indécrottables mauvaises manières.
Les étourneaux font de piètres chanteurs, mais ce sont des imitateurs virtuoses. Sonneries de téléphone, carillons, klaxons, pas un seul tonitruant pin-pon qu'ils ne s'amusent à reproduire, ils sont même capables d'appeler quelqu'un par son prénom ! Il paraît qu'ils adoptent certaines caractéristiques propres aux cris des oiseaux des régions qu'ils fréquentent, en fait ils piaillent avec l'accent !
Je les observe avec attention, et leur comportement est le meilleur antidote à la morosité. J'aime particulièrement leurs manoeuvres d'atterrissage, lorsqu'ils se posent sur le fil électrique... emportés par leur élan, leurs petites pattes agrippent le fil et hop, ils culbutent vers l'avant, piquent du bec le cul par dessus tête, les plumes de leur queue ouvertes en éventail, arqueboutés pour ne pas dégringoler. Leur mouvement de bascule est irrésistible, à la fois énergique et maladroit, comme leur dégagement latéral, cahotant et pressé, une patte après l'autre, coulissant le long du fil, pour faire de la place à un congénère qui arrive à tire d'ailes pour se poser. Toute la ligne d'oiseaux sur le fil s'écarte et migre en se dandinant, mais aucun emplumé ne laisse sa place sur le perchoir tendu par dessus le toit.

Photo Laurent Quinquis CC

Laurent Quinquis CC
Les étourneaux volent en nuées, composées parfois de plusieurs milliers d'individus, et dessinent des figures étonnantes, volutes, rubans qui s'étirent et se nouent sans cesse, nuages aplatis et denses qui se dissolvent, s'étalent en nappes et se concentrent à nouveau, les oiseaux évoluant comme une seule unité mouvante et interactive. Personne n'a encore percé le secret de ces chorégraphies mystérieuses et hypnotiques, de ces formes élaborées et fluides, de ces mouvements collectifs parfaitement coordonnés qui n'obéissent à aucun leader, à aucun signal magnétique, ou chimique. Simplement, dans le groupe, les étourneaux communiquent avec 5 ou 6 de leurs voisins les plus proches, une loi en vigueur chez les poissons, les moutons et... les hommes. Dans la rue, lever la tête et regarder en l'air ostensiblement provoque la même réaction de curiosité chez les passants. D'éminents scientifiques, réunis dans le projet Starflag, physiciens spécialistes des systèmes complexes, étudient les mécanismes des mouvements collectifs des étourneaux en relation avec leur comportement individuel. Pour trouver des similitudes étonnantes avec le comportement humain. Les moeurs de ces volatiles expliqueraient les mécanismes en jeu dans les phénomènes de mode, les mouvements sociaux, ou encore le déclenchement des ordres de vente chez les traders qui se propagent à tout le système, déclenchant sans crier gare une crise financière.
Les ailes des étourneaux sont les accents du ciel, et soudain palpitent mes souvenirs... Dans le laboratoire plongé dans l'obscurité, seul l'agrandisseur est allumé. Un négatif de film noir et blanc projette sur le papier une image de paysage trop contrastée. Sous l'objectif, dans le faisceau de clarté, les mains ouvertes de mon père, comme des ailes frémissantes, sculptent la lumière et sous mes yeux éblouis dessinent le ciel doux et profond au dessus des arbres.
En attendant les conclusions des scientifiques, la colonie d'oiseaux qui a envahi mon pin préféré est allée se coucher, la tête blottie sous l'aile. La nuit est calme, mon univers de poche juste circonscrit par le rond de lumière de ma lampe... Ce soir, cette frontière dessine un îlot indemne qui me contente. Au moins jusqu'à demain.